Fanfiction World of Warcraft

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Les Arpenteurs

Par Syfael

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Histoire des personnages : Sharkaine

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Les temps de guerre et de terreur l'ont mise en veilleuse sur le continent d'Azeroth. Place à l'aventure... Des milliers d'aventuriers de toute espèce, tout dessein, toute motivation parcourent de manière incessante le monde afin d'y prouver leur valeur, d'y laisser leur nom. Les grands héros de notre temps, l'humaine Jaina, le grand chef orque Thrall et l'elfe Illidan resteront à jamais gravés dans l'histoire comme les derniers d'une génération de grandes et puissantes personnalités. Tous ces grands acteurs ont fini de jouer leur rôle.

Le calme après la tempête se traduit sous la forme d'une agitation sans précédant : la foultitude de prétendants à l'héroïsme envahissant chaque recoin intéressant du monde ne trouve pas seulement sa cause dans la paix amenée par la victoire face aux armées démoniaques et au fléau mais également dans l'exemple montré au cours de ces épiques batailles par Ces Grands Héros. La génération actuelle promet donc d'être prodigue en grands combattants et magiciens. Mais que feront tous ces hommes puissants dans un monde en paix ? Le plaisir de l'aventure et du voyage n'a qu'un temps. Le souffle de la puissance ne tardera pas à tourmenter certains. De cette puissance naîtra la soif de pouvoir et l'ambition. L'équilibre du monde est donc particulièrement instable.

Les nations s'en sont rendu compte. Orques, Humains, Elfes, Trolls, Minotaures, Nains, Gnomes et même les déchus ont envoyé des représentants à une grande assemblée au mont Hyjal. La première assemblée globale et multiraciale de l'histoire d'Azeroth depuis les anciennes races. Cette réunion a été tenue secrète et orchestrée par les plus grand mages de cette Terre. Même l'esprit de Medivh était présent.

L'enjeu n'était rien de moins que l'équilibre du monde actuel.

Nul à part les participants à cette réunion exceptionnelle ne sait ce qu'il en est ressorti. Il faut seulement croire que le problème était plus ou moins en voie de résolution puisque les divers ambassadeurs en ont été satisfaits. Nulle autre fois un tel événement ne se reproduisit depuis.

Qui dans ce monde a conscience du danger qui plane au-dessus de l'illusoire harmonie de notre monde ? Après l'avoir affronté, je peux témoigner de sa réalité tangible. Le pire ennemi de la paix est incontestablement la liberté et la marge de manoeuvre qu'elle offre aux mauvaises intentions et à la cupidité des puissants.

Ceux-là n'en sont pas à leur dernier complot.

Annales, par frère Sharkaine, membre des Arpenteurs.
La route d'Orgrimmar a toujours été risquée. Bien que téméraires, les orcs l'ont très bien compris et ont entrepris de la nettoyer de toute menace centaure. De nombreux convois affluaient vers la grande cité orque et les pertes sont élevées. Les moins protégés n'ont quasiment aucune chance et sont massacrés ou pillés. Sharkaine était un chef prudent. Ses capacités de prophète l'ont gardé lui et les survivants de son clan de la plupart des dangers. Mais le canyon du serpent était un passage obligé pour les caravanes qui transportaient femmes et enfants.

Comme prévu, les centaures ont attaqué. L'un d'eux brandissait la tête d'un guerrier envoyé demander de l'aide à Orgrimmar. Les patrouilleurs du Grand Thrall risquaient de ne pas arriver du tout. Sharkaine réunit ses lieutenants, Patte-d'ours et Ragon.

Patte-d'ours était un fier guerrier, d'une carrure impressionnante et d'une taille au-dessus de la moyenne. Sa barbichette d'un brun ténébreux est tressée et attachée par une boucle écarlate. Chacun de ses guerriers portait cette même boucle, en souvenir des batailles passées. Ils n'étaient plus bien nombreux maintenant...

Ragon était un troll aux traits émaciés et durs. Il comptait sans doute, à l'entendre, parmi les plus futés de sa race. Mais pas parmi les plus modestes. Sa musculature était aussi saillante que les rocs des badlands et à la fois plus fine que celle d'un orc. Il est à la tête d'une bande de brigands disparate et dilettante, servant tout aussi bien de chasseurs pour le clan, que de main d'oeuvre ou de guerriers. Sharkaine et le doyen mis à part, personne ne savait exactement depuis quand ni pourquoi ils s'obstinaient à suivre et à aider le clan. Sans doute une dette ancestrale.
Quelques trolls ont dressé une rangée de boucliers en bois pour protéger les caravanes des projectiles. Tout le petit groupe s'activait, les armes circulaient comme si la scène avait été répétée plusieurs fois pour arriver à cette coordination. Des projectiles ont fusés. Pas de blessés. Quelques dizaines de centaures ont déboulé par les chemins escarpés sur les flancs du canyon. Patte-d'ours fit signe à ses guerriers de barrer le passage aux agresseurs. La charge fut violente mais ne fit pas fléchir la poignée d'orcs qui lui faisait face fièrement. Une volée de javelots fit mordre la poussière à plusieurs créatures.

Sharkaine avait fait appel à ses quelques pouvoirs de chamane pour protéger ses guerriers contre les coups des centaures. La défense s'est avérée suffisamment efficace pour contrer cette première vague d'assaut.

Sur son perchoir, Boa jurait. Les orcs faisaient montre d'une opiniâtreté imprévue. De plus, les maraudeurs chevaucheurs de loup approchaient à grande vitesse. Le raid était un échec cuisant. S'avouer vaincu n'est pas toujours facile, mais quand il s'agit de survie... Le centaure souffla dans son cor d'ivoire. Il y aurait d'autres pillages, d'autres assauts.

Ragon a donné l'ordre à ses sbires de cesser le feu lorsque les hybrides ont tourné les sabots. Sharkaine a fait envoyer un guetteur pour vérifier qu'il ne s'agissait pas d'une ruse. Son expérience de ce genre de situation lui procurait des réflexes tactiques toujours pertinents. Sa compétence de chef n'était pas à remettre en question, même si la tradition préférait voir dans cette position le plus fort guerrier du clan. Patte-d'ours, qui pouvait sans doute prétendre à ce titre n'en faisait rien, tout loyal et tout humble qu'il était, malgré une fierté et une force de caractère exacerbées.

« Semblerait que la cavalerie soit arrivée à temps. »

C'était Hussard, un grunt massif qui avait exprimé le soulagement collectif, rompant ainsi le silence et l'effroi qui avaient envahi le canyon.

« Nous ne les avions pas vus venir, a ronchonné Ragon.

- Il semblerait qu'ils aient fait preuve de discrétion, à force de louper leur proie, surenchérit le guerrier.

- Pire que cela, ils ont sûrement un chef pas trop crétin.

- Peu importe, maintenant, intervint Patte-d'ours qui essuyait le sang sur sa hache, nous sommes en sécurité. Nous serons escortés jusqu'à Orgrimmar. »

Les grunts acquiescèrent et reprirent leurs postes respectifs. Sharkaine se porta au-devant des siens pour accueillir leurs sauveurs. Les loups freinèrent leur allure en arrivant à quelques mètres de l'orc. Leur chef était un guerrier imposant à la peau sombre, dégageant une grande autorité. Les autres chevaucheurs gardèrent le silence et ne croisèrent pas les yeux du chamane. L'orc noir pris la parole. Il avait un accent caractéristique, sans doute celui de clan des Warsongs, dont il restait très peu de survivants.

« Lok Grigar, il semble que nous soyons arrivés à temps, Guelgor. Votre imprudence aurait pu coûter beaucoup de sang orc.

- J'avais envoyé un messager pour vous solliciter, Guelgor, mais les centaures l'ont capturé et tué.

- Ces bêtes sont sans pitié. Nous continuons notre patrouille vers la cité.

- A vrai dire, nous espérions profiter de votre escorte, Guelgor.

- Mon nom est Ghorus, frère. Et j'ai le regret de te dire que cela est impossible.

- Comment ? Le seigneur Thrall fait-il aussi peu cas du sort des siens ? Cela me laisse perplexe. Ou peut-être avez-vous quête plus urgente et plus dangereuse qu'il faille douze maraudeurs d'élite pour la mener à bien ?

- Prends garde à ton langage, ami. Mes hommes et moi ne sommes pas directement au service du seigneur Thrall. Mais je consens à vous accompagner un peu, jusqu'à la passe de Skelonh, là vous serez à l'abris des centaures et autres mauvaises surprises.

- Si tant est qu'il s'agisse de surprises. »

Ghorus inspecta du regard le groupuscule de voyageurs qui remettaient les caravanes en place après la rixe contre les bêtes hybrides. Femmes et enfants accompagnaient les guerriers. Les tonneaux et les coffres devaient contenir les biens des familles et quelques richesses matérielles pour commencer une nouvelle vie. Le convoi devait se déplacer lentement et passer par les chemins les plus faciles. Une cible idéale pour les centaures. Le vétéran orc se serait senti coupable de ne pas leur venir en aide. Après tout, cela ne sortait pas tant que ça du cadre de ses activités.

« Donnez l'ordre de départ, frère. » adressa Ghorus au chamane orc qui revenait sur ses pas.

Sharkaine opina du chef et couvrit la distance qui le séparait des siens.

« Chef ! » lança Ragon avec son impudence habituelle. « Nous avons rassemblés les blessés. Il y a Deol, Harus et Bourrique. Celui-là a le bras cassé, c'est moche.

- Cela ne devrait pas me poser de problème, ami. Amène-moi les baumes que je garde dans ma cassette. Celle qui est scellée d'un loquet noir.

- Je l'ai prise, elle est avec les hommes.

- Fort bien. Dans ce cas, ordonne le départ. Demande à Lorgneur de jeter un oeil sur notre escorte. Les esprits ne sont pas calmes près d'eux. »

Une manière comme une autre pour un chamane d'exprimer son scepticisme. En vérité, l'aura spirituelle qu'il avait perçue autour de ce Ghorus était anormalement trouble. Il se pouvait qu'il ait une affinité particulière avec l'au-delà.

Les bêtes de somme reprirent leur lente progression à travers le canyon. Sharkaine donna quelques soins aux blessés avec l'aide de son apprenti. La fracture de Bourrique serait guérie d'ici une semaine. Deol était un troll et avait donc besoin de moins de soins que les autres, de par sa faculté naturelle de régénération. Avoir un rebouteux d'une telle compétence avait toujours été une chance pour le clan. Ses pouvoirs pouvaient même jusqu'à relever un frère mort, si son esprit ne s'était pas encore égaré dans les abysses. C'était une chose exceptionnelle. On prétendait que certains chamanes d'Orgrimmar avaient la capacité de manipuler la nécromancie et de ramener les esprits dans le monde des vivants à partir du moment où ils disposaient du corps sain de l'individu. Sharkaine rêvait d'assister à une telle expérience.

Le chamane sortit prendre l'air. Il tapota la croupe du grand buffle noir qui leur servait de bête de trait. Les femmes orques préparaient des vêtements pour les hommes et les jeunes. Tout ce petit monde semblait bien rassuré. Ce qui restait du clan comptait onze guerriers, huit hommes de plus, les six bandits encore vivants de Ragon, quatorze femmes et huit jeunes orcs et orques.

Ghorus vint se porter au niveau du chef orc. Il ne toisa pas un seul des orcs qu'il dépassait et concentrait son regard sur l'horizon rosâtre du crépuscule kalimdorien. Il semblait avoir quelque chose à dire mais ne pas savoir de quelle manière entamer une conversation. Les orcs sont souvent trop frustes pour savoir cacher leurs sentiments. Celui-là ne faisait pas une exception remarquable.

« Dure journée pour les tiens, j'imagine. » Il s'était décidé à parler, finalement.

« Les ancêtres soient loués, cela aurait pu être bien pire. Les dégâts sont minimes. Je n'oublie bien entendu pas ce que vous avez fait pour nous. »

Les orcs ne savent pas bien sourire. Un sourire, ça sert à amadouer un adversaire courroucé, un orc n'en a pas besoin, car il ne craint nul adversaire de chair et de sang. Il arrive néanmoins qu'ils ressentent le besoin de manifester de manière affectueuse et agréable une certaine approbation. Dans ce cas leur visage ne prend pas la peine de se déformer en une pâle et pathétique imitation, mais le sourire se lit dans leurs yeux. Il y a sans doute là de quoi en remontrer aux plus fins physiologistes.

« Tu ne m'as toujours pas donné ton nom, Guelgor.

- Je m'appelle Sharkaine, chef et chamane du clan des Bloodravens, dont les rescapés sont ceux que tu peux voir.

- Vous n'êtes qu'une poignée. J'imagine par quels massacres vous avez du passer.

- Avec la légion ardente, les guerres contre les humains et le fléau, la faucheuse de la guerre a emporté de nombreuses âmes.

- Un miracle que tu aies pu guider les tiens jusqu'ici. Mais dis-moi, pourquoi ne pas avoir engager des mercenaires pour votre protection ? La région regorge d'aventuriers. A la croisée des chemins, vous auriez pu trouver toute l'aide nécessaire. »
Sharkaine laissa échapper un soupir.

« Nous n'avons malheureusement pas réussi à convaincre quelqu'un de nous accompagner. Ces aventuriers sont souvent trop gourmands. La gratitude d'un clan aussi réduit, ils n'en ont que faire. Qui plus est, ce ne sont pas deux ou trois guerriers qui auraient fait la différence face à une soixantaine de centaures. »

Ghorus n'ajouta rien. Il semblait songeur.

« Qui êtes-vous ? »

La question le fit sursauter et le pauvre loup laissa échapper un jappement. L'orc à la peau sombre caressa l'encolure de la bête pour la calmer. La question avait failli le désarçonner. Littéralement.

« Si vous n'êtes pas sous le commandement du Seigneur Thrall, qui êtes vous ? » répéta Sharkaine avec le regard perçant de celui qui ne sera satisfait que par la vérité.

Ghorus hésita une petite seconde avant de répondre. Suffisamment en tout cas pour entamer quelque peu la crédibilité de sa réponse.

« Mes hommes et moi sommes des mercenaires engagés par le Seigneur Thrall afin de nettoyer la zone des groupuscules de créatures agressives qui s'en prennent aux convois comme le tien.

- Mais tout à l'heure, tu as refusé de m'accompagner, frère, pourquoi ?

- Tu es bien curieux.

- Je te demande pardon, il ne s'agit pas de méfiance de ma part mais effectivement de curiosité. Je cherche à savoir comment notre libérateur utilise de tels guerriers capables de faire fuir un régiment entier de centaures. »

Ghorus se renfrogna. Il cherchait visiblement une échappatoire.

« C'est ici que nous vous quittons frère. La passe de Skelonh. »

Sharkaine échangea avec le grand orc une salutation amicale qui fut reprise par les membres du clan. Le groupe de chevaucheurs de loup s'éloigna alors vers l'ouest, soulevant un léger nuage de poussière derrière lui, à peine visible avec la luminosité faiblissante.

Ragon vint à la rencontre du chamane.

« Finalement, as-tu appris quelque chose à leur sujet ? » Le troll était toujours aussi direct.

« Rien sinon qu'ils ne sont certainement pas réellement ce qu'ils prétendent être.

- Lorgneur n'a rien repéré de particulier dans leur attitude. »

Sharkaine fronça les sourcils. Il ne donnait pas simplement l'impression de réfléchir. Quelque chose le tracassait au plus haut point.

« Nous atteindrons Orgrimmar demain avant le coucher du soleil. Ordonne la halte. Nous avons tous mérité un peu de repos. Dis aux femmes de préparer la nourriture.»

Ragon ne raffolait pas de ce genre de tâches, c'était un guerrier avant tout. Mais il se pliait sans broncher aux ordres du chamane. Son autorité ne serait pas remise en question, surtout après avoir franchi tant d'épreuves. Les hommes jouaient au lancer de couteaux ou au Roc-sans-peur, un jeu ressemblant aux osselets. La plupart d'entre eux portaient des blessures de guerre qui avaient guéri grâce aux soins prodigués par le chef chamane. Deol se portait comme un charme, alors qu'il avait encaissé la charge des centaures il y a quelques heures à peine. Ces trolls ont véritablement reçu un don de la nature. Lui et Lorgneur étaient des champions du lancer de couteau. Ils se faisaient un plaisir de plumer les guerriers du clan en leur faisant parier de l'argent. Cela dégénérait en principe en petite empoignade à laquelle Patte-d'ours mettait un terme par sa persuasion naturelle, constituée de cent soixante kilogrammes de muscle.

Sharkaine se sentait entouré de personnes de confiance. Lui et sa petite équipe en avait vue plus d'une au cours de leur expédition. Ce coucher de soleil était le dernier qu'il vivrait dans l'angoisse de la survie et dans l'appréhension du lendemain. Ces sentiments semblaient pourtant fatalement liés au tragique destin de la race orque. Seuls de grands chefs comme le seigneur Thrall, au charisme étincelant, savaient le dissiper. Oui, l'espoir vient toujours des grands hommes.
Je me nomme Sharkaine, chamane et chef de ce qui reste des Bloodravens. Depuis notre arrivée dans l'imposante cité d'Orgrimmar, nouveau berceau de notre fière civilisation, je m'emploie à consigner dans ces annales les faits qui entourent la destinée des miens. Que restera-t-il de nous sinon des écrits une fois que nous serons retournés à la Terre ? J'ai été convié à rencontrer notre suzerain. Ce fut un grand jour pour notre clan à l'agonie. Ici, nous sommes enfin en sécurité et nous allons pouvoir rebâtir ce que nous avons abandonné.

Ragon et Patte-d'ours m'ont accompagné, comme il se doit. Même s'il ne l'avouerait pas, Patte-d'ours veille sur moi comme une deuxième ombre depuis que je lui ai sauvé la mise. Une vieille histoire. La garde d'élite de notre seigneur est véritablement impressionnante. Même Ragon ne leur arrivait qu'à l'épaule. Leurs armes suintaient d'une puissante magie tandis que leurs armures, d'une facture remarquable, étincelaient sous la vive lumière du jour. De quoi dissuader toute intention de coup d'état.

Le hall était impressionnant. Ragon semblait bluffé. Les siens ont plutôt de frustes habitudes en matière d'architecture. Il n'y à qu'à visiter un village troll pour s'en rendre compte. On évite toujours ce genre de sujet chez nous, personne n'aimerait fâcher Ragon. Seul un guerrier téméraire, insensé et inconscient aurait eu l'audace de le taquiner ne serait-ce qu'un chouïa. Patte-d'ours était téméraire et inconscient, mais je ne l'aurais pas cru insensé.

« Ca t'en bouche un coin, pas vrai, le bleu ? fit l'orc.

- Ravale ton fiel, sinistre abruti, j'ai juste peur que ce plafond ne s'écroule sur nous. »

Curieux... Ragon semblait calme et de bonne humeur aujourd'hui. J'en veux pour preuve que Patte d'ours est toujours vivant. Quand le troll arrive à brider son impulsivité, c'est que quelque chose le turlupine, croyez-en mon expérience.

De gigantesques portes s'ouvrirent pour libérer un passage vers la salle du trône. Magnifique rappel de la splendeur passée de notre peuple. Vaste, magnifique et pourtant sobre, le lieu d'office du seigneur collait tout à fait à l'idée que je m'en serais fait si je n'avais pas connu la misère la plus profonde. Thrall, ce héros, cet icône, cette légende, siégeait, l'air pensif sur le modeste siège recouvert de peaux de bêtes qui lui servait de trône. Je ne sais si c'était l'idée que je m'en faisais ou si cela venait vraiment de lui, mais il semblait dégager une aura de puissance et d'autorité formidable. Patte-d'ours en avait les larmes aux yeux.

« Je me dois officiellement de te souhaiter la bienvenue à Orgrimmar, cité de la liberté, Guelgor. »

Sa voix était forte, le timbre grave et le ton solennel. Il me fallut quelques secondes pour rassembler mes esprits. Peu de personnes pouvaient se vanter de m'intimider. Celui-là pouvait le faire pour dix.

« Je me dois officiellement de te remercier pour l'abris que tu offres à mon clan, seigneur Thrall. Mes services vous sont acquis à partir de maintenant.

- Ici, frère, il n'y a plus de clans. Il y a simplement un unique peuple qui lutte chaque jour pour sa survie et pour retrouver sa grandeur passée.

- Ces mots étaient ceux que je souhaitais t'entendre prononcer, seigneur Thrall.

- Allons, relève-toi Sharkaine. Ici, tu n'as plus à assumer de responsabilités en tant que chef de clan. Aucune hiérarchie ne prend plus cela en compte ici. »

Thrall semblait guetter ma réaction. Apparemment, cette nouvelle avait dû susciter des protestations chez plusieurs de mes frères. Je n'avais cure de ma situation hiérarchique au moment de franchir de cette porte. Mais ces paroles me firent réfléchir. Le seigneur avait devancé ma pensée, semblait-il.

« Ici, chacun est placé en fonction de ses talents.

- Cela semble on ne peut plus sage, maître Thrall.

- Ceux qui m'ont averti de ta venue m'ont rapporté que tu étais un puissant chamane. Du moins est-ce ta réputation. Qu'en est-il exactement ?

- Je possède en effet de modestes dons, mes amis ci-présent pourront vous le confirmer. »

Le seigneur Thrall me sonda du regard. Il ne semblait pas en douter, il s'agissait plutôt de savoir ce qu'il allait faire de moi. Ou de nous.

« Mes grunts conduiront les tiens dans un endroit où ils pourront s'installer. Il faudra que tes guerriers se fassent connaître de mes maîtres d'armes. Nous manquons cruellement de recrues. Les autres serviront de main d'oeuvre. Quant à l'élite... J'ai un autre rôle pour vous.

- Je répondrai aussi bien que je le peux à tes attentes, frère.

- Je n'en doute pas un seul instant. Il faudra simplement suivre la procédure. Je vous mettrai en contact avec l'orc qu'il faut. »

Thrall fit signe à ses gardes d'honneur de nous raccompagner.

« Ce soir, vous fêterez convenablement votre arrivée, frère. » ajouta-t-il.

J'avais cependant quelques questions à lui poser. Néanmoins, je ne me sentais pas en position d'insister. Je solliciterai une audience, seul, plus tard, lorsque les soucis des miens se seront estompés. Pour l'heure, qu'ils se réjouissent. Que les hommes aiment leurs femmes et que la bière naine coule à flot. Que l'espoir renaisse, surtout que l'espoir renaisse.

Quand un orc dit que la nuit a été longue, cela signifie réellement quelque chose de fort. En ce qui me concerne, elle fut la plus tranquille et la plus paisible de mon existence. Même le vacarme des orcs festoyant ne m'a pas tiré de mon sommeil. Croyez-moi, si cela ne vous dérange pas, alors rien ne le fera. Une bonne nuit de sommeil rend lucide. Il faut bien que quelqu'un reste lucide, ici. Seul Ragon avait été plus matinal que moi. Il semblait m'attendre. Il arborait son air blasé habituel.

« Alors, qu'en penses-tu ? me lança-t-il sans détourner son regard de l'horizon.

- La même chose que toi. Je suis content d'avoir trouvé la paix, mais je la sens pourtant encore bien lointaine. »

Je lui ai presque arraché un sourire. Exploit monumental, si vous me passez l'hyperbole. Son regard s'assombrit à nouveau.

« Certes, mais je te causais d'hier soir, en fait.

- Bien entendu, je n'ai fait que me donner le temps de réfléchir. Je le reverrai, il y a encore quelques affaires que je voudrais tirer au clair... avant qu'il ne nous envoie sur un autre front.

- C'est notre destin et notre volonté.

- Depuis quand y crois-tu, toi ?

- Au destin ? Tu sais être persuasif parfois... » Je suis peut-être un orc, mais je sais sourire, moi.

« C'est ce Ghorus ? reprit-il.

- Tu deviens presque perspicace. En effet, il m'a intrigué. Notamment les essences qu'il transportait dans son sillage. Une curieuse manifestation magique.

- Je crois que tu perds ton temps. Tu ne vas tout de même pas questionner le grand chef là-dessus. »

J'ai gardé le silence. Je ne pouvais pas tout lui révéler, cela aurait été un peu compliqué. De plus, ma sensibilité aux esprits n'était pas suffisamment aiguisée pour retranscrire précisément cette impression.

« Emmène tes brigands à la caserne avant qu'ils ne déclenchent une bagarre. Inutile de se faire mal voir tout de suite. » Il a opiné du chef, s'est levé et étiré.

« Bonne journée, chef. »

Thrall avait consenti à me recevoir une seconde fois. J'étais prévenu, je ne disposais pas de beaucoup de temps. En dépit de son emploi du temps draconien, le seigneur avait réussi à se rendre disponible pour moi. C'était un grand honneur. La nuit tombait et l'on avait allumé les torches qui bordaient l'imposant couloir. Sous leurs lueurs, les tapisseries avaient quelque chose de lugubre et d'inquiétant.

Nous ne perdîmes pas de temps en manières superflues. Je souhaitais entrer le plus vite possible dans le vif du sujet. Ce devait également être son cas puisqu'il pris la parole en premier. Et semblait décidé à la garder.

« J'ai besoin de toi sur un front particulier, frère. Je sais que cela fait peu de temps que tu es là, mais ta réputation t'a précédé. Tu as guerroyé contre les humains des royaumes de l'est. Ton expérience peut nous être utile à tous.

- Si vous jugez que je peux être utile à la cité, je...

- Je ne te parle pas de la cité. J'ai toute l'aide compétente que je désire ici. » Il semblait prendre plaisir à contempler mon air étonné -étonné ayant ici une valeur d'euphémisme signifiant stupide et abasourdi ou quelque chose du genre.

« As-tu entendu parler des Arpenteurs ? » Enfin, il consentait à me donner matière à réflexion. Des révélations, chic alors. « Ce serait un peu long de t'expliquer. Grosso modo, il s'agit d'une sorte de police à laquelle je me dois de contribuer en hommes et équipement. J'ai pensé que tu ferais une recrue idéale.

- Cela nécessite de plus amples explications, sauf votre respect, seigneur.

- Evidemment. » Je n'aime pas les devinettes, quelqu'un aurait dû l'en prévenir.

« Une police sous votre autorité ?

- Pas exactement. C'est une instance vieille de l'invasion d'Archimonde. Elle a tout pouvoir d'intervention et ne dépend d'aucune autre autorité que la paix universelle. Je comprends ton étonnement, frère. Le nombre de personnes au courant de son existence, hormis ses membres, se compte sur les doigts d'une main. D'ailleurs, à ma connaissance, elle ne se compose que d'une dizaine d'âmes.

- Et vous pensez que...

- En tant que cofondateur, je suis activement son évolution. L'un de mes agents vient de mourir. Il faut donc que je le remplace, et ton arrivée est donc une aubaine.

- N'est-ce pas un peu rapide ? Je ne conteste pas vos choix seigneurs, mais cela me semble si soudain !

- Tu seras testé en temps et en heure, frère. Je vais te mettre en contact avec le dernier agent de la horde. D'autres questions ?

- Oui, pourquoi moi ? J'aspirais plutôt à une vie tranquille et sédentaire.

- Premièrement, je suis persuadé que tu disposes de toutes les compétences requises pour cette mission. Deuxièmement, de tous les candidats possibles, vous êtes le plus... dans la force de l'âge dirons-nous. Je possède des chamanes et des prophètes très puissants, mais ils sont plus proches des esprits par leur âge que par leurs talents. Je dis cela dans tout le respect que j'ai pour les anciens, bien entendu. »

Il ne manque pas d'humour, cet individu. Fort bien, cela ne faisait que renforcer mon admiration à son égard. Mais comment diable était-il si renseigné sur moi ? Les guerres auxquelles j'ai participé en tant que stratège ont laissé tellement peu de survivants que nul n'a pu raisonnablement rapporter leur déroulement avec suffisamment d'éléments. A part moi, bien sûr. Je garde précieusement avec moi le journal de campagne. Mais nul n'en a connaissance. Il faut parfois admettre que les puissants ont des sources que l'on ne peut imaginer. Comme dirait l'autre, c'est la force.

« Je suis et resterai à votre service, seigneur.

- Mais ? » Quel talent.

« Seigneur, pourquoi n'envoyez-vous pas des maraudeurs protéger les convois orcs qui cheminent jusqu'ici ? Nous aussi avons été victime des assauts centaures. Pourquoi laissez-vous les nôtres se faire impitoyablement massacrer par ces brutes sanguinaires ? »

J'étais peut-être allé un peu loin. Mais Thrall ne semblait en rien outré. Il demeurait d'un calme olympien. Il s'était donné une seconde de réflexion. J'ai senti que les choses étaient plus complexes que la manière dont je les avais abordées ne le supposait.

« Peu de convois ont réellement subi ce que tu dis. Je reconnais néanmoins que c'est arrivé. Les maraudeurs ne peuvent pas être partout. Il est fréquent que les émissaires qu'ils nous envoient soient cueillis en route par les indigènes. C'est fâcheux, mais je ne peux me permettre d'envoyer plus d'hommes dans ce genre de missions. Qui plus est, les convois sont de plus en plus rares.

- Chef Thrall, les orcs qui m'accompagnent sont en partie des guerriers très capables, sans oublier les brigands trolls, dont les talents martiaux sont bien supérieurs à ceux des grunts de l'armée. Ils sont à votre service également, ne l'oubliez pas.

- Si ta dévotion, ainsi que celle des tiens, est à la hauteur de ce que tu prétends qu'elle est, alors vous deviendrez un atout pour la cité. En revanche, on ne peut se permettre de perpétrer à notre tour des massacres parmi les centaures. L'équilibre de ce continent est fragile. Si nous exterminons les forces centaures, les quillboars se chargeront de finir le travail et se développerons. Ils seront alors bien plus dangereux. Croyez-moi, cela n'est guère dans notre intérêt. »

J'ai remercié les esprits qu'un orc de cette sagacité et de cette sagesse soit à la tête de notre jeune cité.

« J'ai un dernier renseignement à vous demander, seigneur. »

Qui ne dit mot consent.

« Sur la route d'Orgrimmar, nous avons été sauvés des centaures par des maraudeurs.

- Je croyais que tu t'étais plaint de leur absence, au contraire !

- Ceux-là prétendaient ne pas être à ton service seigneur, aussi invraisemblable que cela puisse paraître.

- Le destin fait parfois bien les choses, on dirait.

- Pardon ? »

Thrall partageait avec moi ce rare talent qui consiste à illuminer son visage de bonne humeur en étirant ses lèvres et en montrant ses dents.

Comme je crois l'avoir déjà expliqué, beaucoup de mes congénères ont un mal fou à reproduire cette attitude.

« L'orc que tu as rencontré étais Ghorus. Les autres étaient sans doute des mercenaires. »

De plus en plus bizarre.

« C'était lui, en effet.

- Alors je n'aurais pas à faire les présentations. Ghorus est celui dont je t'ai parlé plus tôt. »

Finalement, il ne faut jamais s'inquiéter. Les choses finissent toujours par s'expliquer d'une manière ou d'une autre. Là, c'était plutôt d'une autre.
Le roublard courait aussi vite qu'il le pouvait. Ses mystérieux agresseurs le talonnaient encore il y a quelques secondes. Lui connaissait les rues comme personne. Il avait dû les semer au détour d'une ruelle. Mais qui diable étaient-ils ? Et comment avaient-ils eu vent de la transaction qui allait avoir lieu ici. Il avait pourtant oeuvré dans toute la discrétion dont il était capable. Si jamais son employeur apprenait qu'il avait échoué et que la marchandise avait été perdue... Il n'osait même pas y penser. Il a vu ce qui est arrivé à Denis. Pas question de finir comme ça. Il préférait encore mourir ici et maintenant. En fait, tout en parcourant à grandes enjambées l'avenue pavée jonchée de flaques d'eau dans lesquelles se reflétait la lune, il commençait à considérer sérieusement cette alternative. Se mettre à l'abri. Voilà ce qui primait pour l'instant.

Willy plongea derrière un tonneau de bois à l'entrée d'une ruelle. Il s'accorda un instant de réflexion. L'adrénaline lui avait fait puiser dans ses dernières ressources physiques, il était exténué. Quelqu'un avait trahi. Il n'y avait pas d'autre explication possible. Pourtant, ce gros marchand avec lequel il était censé négocier a vu tous ses hommes de main se faire descendre sous ses yeux avant d'y laisser lui-même sa peau, une flèche fichée à travers son crâne. Ce n'était donc probablement pas son idée. Peut-être une guilde qui n'aime pas que l'on marche sur ses plates-bandes. Cela restait une hypothèse viable mais guère satisfaisante.

Il sursauta en entendant des bruits de pas dans son dos. Il ne prit pas le temps de se retourner et se lança dans un sprint, sacrifiant ses dernières forces dans cette course désespérée. Il grimpa le long d'une gouttière. Avec un peu de chance, ils ne pourraient pas le suivre. Malheur ! A peine était-il sur le toit qu'il remarqua une svelte silhouette se découpant sur le toit d'en face. Un bruit de corde lâchée précéda un juron. Willy sentit le projectile lui frôler la cuisse. C'est ma chance. Le jeune roublard fit volte-face, prit son élan et s'apprêta à sauter jusqu'au toit le plus proche. Il s'y réceptionna gauchement. Il était encore suivi. Il ne pourrait pas continuer bien longtemps à esquiver les traquenards. D'autant plus qu'il était épuisé. Il fallait en finir au plus tôt. Cela valait toujours mieux qu'affronter la colère d'un type aussi cruel que Zeos. Dans un dernier effort, Willy voulu plonger dans le vide la tête la première. Mais il resta cloué au sol. Une vive douleur le lança soudainement à la cheville, puis une seconde à l'autre jambe une fraction de seconde plus tard. Il s'écroula sur les tuiles et roula sur le côté. Une main l'attrapa vigoureusement et le hissa sur une épaule inconnue.

« On le tient enfin notrre gaillarrd. fit une voix grave.

- On se donne beaucoup de mal pour rien ces temps-ci, je trouve. » C'était une voix féminine cette fois-ci.

« Qu'est-ce que tu veux dirre ?

- C'était un leurre. On nous a promenés... »

Ce fut la dernière parole que Willy entendit avant de s'évanouir sous la douleur... et la fatigue.

« Il rreviens à lui, Zenithi !

- Fort bien. »

Willy pouvait enfin savoir à qui ou à quoi il avait eu affaire. Il reprenait vite ses esprits. Ils n'étaient que deux. Deux elfes à en croire leur couleur de peau. Un grand bien bâti avec une florissante barbe verte et une jeune femme un peu plus habillée que la moyenne de ses congénères.

« Où suis-je ? »

Willy porta une main vers ses chevilles. Ce fut l'armoire à glace qui lui répondit. Il avait un accent réellement pittoresque et qui le rendait curieusement assez sympathique.

« Nous t'avons emmené dans une auberrge du quartier. Nous avons rretirré les flèches de tes chevilles, tu serras très bientôt rremis. Nous voulons juste quelques inforrmations surr ce que tu faisais hier soir. Inutile de me rregarder avec cet airr inquiet, nous avons tous les moyens de te fairre avouer ce que tu sais.

- Sois moins brusque, Guzman, fit la femme, il vient à peine de se réveiller. Laisse-moi plutôt m'en charger. Bon, tu vas avouer tout de suite tout ce que tu sais, petite frappe ou je te fait avaler tes organes mâles non sans les avoir broyés au préalable !

- J'ai parrfois du mal à te comprrendrre, gamine.

- Tu veux mourir ? »

Guzman n'insista pas. Il alla jeter un coup d'oeil à la fenêtre. Willy voulut se lever mais se rendit compte qu'il était ligoté. Il se frotta le visage et les yeux. Dieu qu'elle est belle ! Il parlait de son interlocutrice. Elle avait des traits fins et réguliers, héritage de son sang elfique, mais il y avait quelque chose de profondément humain dans ses yeux... Ainsi que dans sa façon de parler.

« Ne me dis pas que tu ne sais rien. Celui qui s'est servi de toi n'en a probablement plus rien à faire maintenant, alors autant nous dire tout ce qui pourrait nous intéresser.

- Je... je vous jure que... » L'elfe dégaina une dague et la pointa sur la gorge du jeune roublard.

« Je parlerai, je parlerai !

- Sage décision.

- Tu vois bien qu'il n'a rrien à nous rraconter, lança l'autre, laisse-le trranquille et rretourrnons à nos rrecherches. Cette soi-disant trransaction n'était qu'un leurrre, tu l'as dit toi-même.

- En effet. Je n'en reviens pas d'avoir été bernée depuis le début ! Ils vont nous prendre pour des rigolos, maintenant.

- Les rrigolos ont fait un beau carrnage, cette nuit. Il faudrrait décamper avant que les garrdes ne pensent à cherrcher parr ici. »

Zenithi rangea son arme. Sans un mot de plus, les deux individus franchirent le seuil de la porte, puis se volatilisèrent, abandonnant leur prise seule dans la chambre.

« Hé ! Vous allez quand même pas me laisser... »

Une fois débarrassé de ses liens, Willy parvint à sortir de l'auberge sans être repéré. Il se frotta les poignets. Et maintenant ? Si Zeos mettait la main sur lui... Il pouvait revenir et implorer son pardon. Et qui diable étaient ces deux inconnus ? Ils n'avaient pas été très persévérants dans leur interrogatoire. C'est une sensation très désagréable d'être totalement dépassé par les événements. Willy sentait que, quoi qu'il fît, il n'était pas maître de son avenir.

Comme il n'avait pas assez d'argent pour acheter un cheval, il décida de se terrer dans un bouge dans lequel il ne dépareillerait pas des autres clients. Grosso modo, l'idée était de passer inaperçu. Il ne fallut pas une demi-journée pour qu'un gros balaise basané à la balafre caractéristique vienne fracasser les portes de la taverne. Un homme de main de Zeos, bien évidemment. Et devinez à qui ce lourdaud tient la porte... Ca ne manqua pas, Zeos franchit le seuil de l'établissement, d'un pas souple mais décidé. Il arborait comme à son habitude un air hautain et dédaigneux. Qui se fiait trop aux apparences pouvait en oublier à quel point il est redoutable. Sa tunique grise le rendait plutôt discret, mais tout le monde l'avait remarqué, non seulement à cause de la présence de son imposant gorille, mais également parce que sa réputation n'était plus à faire. Un des trafiquants les plus dangereux et les plus influents du quartier. Son business ? L'alcool, les herbes à fumer ou à chiquer et les filles, de préférence les très jeunes filles. Tout cela était bien entendu fermement prohibé. Mais Zeos masquait habilement ses odieux agissements sous un commerce d'armement.

Le regard glacial du bonhomme se posa successivement sur toutes les tables, jusqu'à trouver son homme. Willy se sentit fondre sur sa chaise. Sa gorgée de bière prit soudainement un goût amer. De toute façon, il n'aurait pas pu y échapper. Zeos fit signe à son gorille de se poster derrière pour lui couper toute retraite. Puis il s'approcha d'un pas assuré, les autres clients s'écartant avec crainte sur son passage. Il s'assit à la table de Willy, sans le regarder directement.

« Comment vas-tu, Willy ? » Sa voix était dénuée d'humanité. Il n'y avait bien entendu pas une once de sollicitude dans cette entrée en matière. L'ironie n'était pas non plus là dans le but de faire sourire.

« Il semblerait que la petite affaire que je t'avais confiée ne s'est pas tout à fait déroulée comme prévu. C'est du moins ce que j'ai pensé quand on m'a rapporté ce qui était arrivé à mes clients. Tu... as peut-être une explication, n'est-ce pas ? »

Willy ne savait pas par quoi commencer. « Je... Ils... Je n'ai rien compris de ce qui s'est passé, bredouilla-t-il, ces types sont morts... Je n'ai pas vu partir les coups.

- Et tu t'es enfui, je suppose...

- Je suis désolé, monsieur, honnêtement, j'ai cru que j'allais y rester aussi.

- Tu t'es alors réfugié ici. »

Une hésitation de trop. « Oui. » Zeos était loin d'être un imbécile. Il savait pertinemment que certains éléments manquaient.

« Bragg, fit Zeos à son larbin, nous sortons. Veille à ce que notre ami nous accompagne. »

Willy préféra se lever de lui-même et précéder les deux individus. Cela lui laisserait toujours l'occasion de s'enfuir si les choses tournaient mal. Bragg ne devait pas courir très vite, quant à Zeos... Une fois dehors, les trois hommes eurent de concert l'idée d'aller dans un coin plus tranquille. La ruelle sombre qui jouxtait l'avenue, par exemple.

« Ecoute, Willy, j'ai été gentil avec toi, et je resterai gentil tant que tu ne viendras pas me chercher des poux dans la tête...

- Monsieur, je ne vois pas de quoi vous voulez parler, j'ai toujours été loyal...

- Et moi je te dis que tu es un mouchard, j'ai l'instinct pour ce genre de truc. Bragg ! » Le géant entreprit de bloquer les bras de Willy et de lui pointer un couteau sous la gorge. « Comprends-moi bien, petit, c'est ta dernière chance de vivre. Tu te souviens de ton pote Denis ? Tu vas pas finir comme ça. Alors maintenant, tu me dis pour qui tu bosses et je te laisse tranquille.

- Attendez ! C'est vrai, je vous ai pas tout dit.

- Mais tu vas y remédier, n'est-ce pas ?

- Dites à votre gorille d'enlever sa pointe de ma gorge, j'ai du mal à parler.

- Sois poli avec Bragg, s'il te plaît. Allez, relâche-le une seconde. »

Le tas de muscle s'exécuta. Willy se racla la gorge avant de continuer.

« J'ai été pris. Par... »

Sa parole fut soufflée par le trait fort adroit d'un arc elfique. Willy s'écroula, une flèche en travers de la gorge. Zeos sursauta et s'entoura d'un sortilège de protection. Il scruta les alentours à la recherche du tireur. Soudain, Bragg fut projeté contre un mur. L'assaillant était un elfe de haute stature à la longue barbe de sinople. Guzman voulut continuer sur sa lancée mais fut repoussé par un choc d'énergie qui s'était échappé de la main du trafiquant. Bragg se releva et enserra illico l'elfe à la poitrine avant de l'envoyer valser magistralement. Une flèche lui transperça l'épaule, l'empêchant de sauter sur son adversaire pour l'étrangler. Zeos envoya une boule de feu vers la source du tir, mais celle-ci s'évanouit inexplicablement avant d'avoir heurté sa cible. La flèche suivante terrassa le géant. Le mage faisait dorénavant face à deux adversaires. Si les flèches ne l'atteignaient pas, en revanche, l'ours qui se tenait devant lui le décapita d'un coup de patte circulaire particulièrement violent.

Guzman recouvra sa forme humanoïde. Zenithi descendit de son perchoir et vint le rejoindre. Voilà trois cadavres de plus à leur actif en deux jours. Le meurtre était inutile, mais tous ces individus avaient mérité leur mort. Toutefois, Guzman procéda à un rituel un peu particulier. Il replaça la tête de Zeos sur son cou et entama des incantations. Au bout d'une petite minute, alors que Zenithi semblait s'être assoupie, le corps du trafiquant reprit vie, mais il était toujours inconscient. Guzman recommença l'opération avec Willy et l'assomma d'un coup puissant avant que celui-ci ne reprenne ses esprits.

« Pourquoi le sauves-tu ? lança l'archère, qui venait de rouvrir l'oeil.

- Ce garrçon n'a encorre rrien fait de mal, et nous ne tuons pas grratuitement.

- Ah, il ne fallait pas faire ce métier ! Et le gros, tu ne le rappelles pas ?

- Tes flèches magiques ne m'en donnent pas la possibilité, les blessurres magiques sont trrop profondes pour mes talents. Et... je manque d'énerrgie.

- C'est bon à savoir.

- Prrends garde à ce que ton côté humain ne t'aveugle. Tu prrends trrop goût au combat. »

Zenithi n'ajouta rien à ce sujet.

« Et celui-là, poursuivit-elle, c'est bien notre homme ?

- Il semblerait. Ton idée s'est avérrée frructueuse, en tout cas.

- Je pensais que ce roublard allait nous emmener droit chez son maître, finalement, c'est son maître qui est venu à lui. Zeos, c'est ça ? Un homme ignoble.

- Il faut tout de même l'interroger. C'est une piste pourr rremonter à Falleston.

- Ensuite, je me charge personnellement de lui.

- Tu verrras ça avec Vigilance.

- Non seulement il s'est payé notre tête, mais de surcroît, il a monté un trafic de très jeunes humaines qui servent au plaisir de ces êtres répugnants. En tant que demi humaine et femme, j'ai du mal à le supporter.

- Allez, oublie ta rrancoeur et rrentrrons. Rréserrve ta colèrre pourr de plus grros poissons. »
Je devais le rencontrer au crépuscule au beau milieu d'une vallée hostile. Seul. J'ai trouvé cela un peu excessif, mais j'ai supposé que tout ce cirque faisait partie d'une mise à l'épreuve. La seule question qui me venait alors était de savoir ce qu'ils allaient tester exactement. Patte-d'ours et Ragon avaient insisté pour me suivre, ce à quoi j'avais répliqué que cela m'était formellement interdit. Je n'avais pas vraiment non plus osé leur expliquer in extenso de quoi il retournait dans cette affaire. J'ai juste fait mes adieux au clan, après avoir raconté mon entretien initial avec le seigneur Thrall. Nous avions tous trouvé notre dispersion un peu soudaine, après toutes les péripéties par lesquelles nous étions passés ensemble. Elle apparaissait juste comme nécessaire, à présent.

Je marchais donc, solitaire -enfin presque, les esprits ne me laissent jamais seul, en fait- sur le chemin caillouteux censé me conduire à ma destination. La fraîcheur du jour déclinant m'était bien plus agréable que l'accablante chaleur d'Orgrimmar en plein midi. Le ciel de Kalimdor semblait immuablement vide de tout nuage et, comme chaque nuit, les astres prenaient place au firmament, sans que rien ne vienne en troubler la vue. Trêve de descriptions inutiles, je suis là pour rapporter des faits, pas pour faire de la littérature.

J'ai perçu du mouvement dans la vallée. Une douzaine de silhouettes se découpaient dans l'obscurité. Ils n'étaient pas venus à pied, ces fils de chacal, leurs loups étaient rassemblés près d'un rocher. Je n'ai pas accéléré le pas. Un orc à l'impressionnante carrure se porta à ma rencontre. Je l'ai immédiatement reconnu. Ghorus me toisait d'un air malicieux. Le fait de l'avoir déjà rencontrer changeait bien sûr toute la donne.

« Ainsi nous nous retrouvons, frère Sharkaine. » lança-t-il lorsque je fus assez près pour l'entendre. Je pris le temps de couvrir la dizaine de mètres qui nous séparait avant de lui donner écho.

« Cela devait arriver, Ô guerrier qui trouble les esprits. »

La malice s'étendit sur tout son visage.
« Ah, tu as remarqué ? Cela n'a rien d'étonnant, après tout. Tu es un chamane de talent, m'a-t-on dit.

- J'imagine que tu es impatient de pouvoir le constater par toi-même. Tes maraudeurs ne viennent pas ?

- Je leur ai donné l'ordre de rester à distance. Ils ne sont pas concernés par ce que je vais te dire. Ce ne sont que des compagnons d'arme. Pas...

- Pas des Arpenteurs... »

Ghorus semblait apprécier mon répondant. Il jeta quelques coups d'oeil rapides autour de lui, l'air préoccupé. Je n'ai pas vraiment compris ce qu'il cherchait. Puis il me fixa et pris son inspiration avant de poursuivre la discussion.

« Je vais sonder ta force spirituelle et te tester par ce biais. Je dois te prévenir. Si tu échoues, tu meurs. Tu peux encore renoncer, le seigneur n'en sera pas fâché. On veillera simplement à effacer une partie de ta mémoire.

- J'ignorais que cela était possible. D'effacer la mémoire partiellement et à vie, je veux dire. »

J'ai tout de même réfléchi à l'enjeu. J'ai finalement compris qu'il bluffait. Il cherchait juste à me mettre la pression pour voir si j'allais me dégonfler. Quant à cette histoire de mémoire, j'aurais mis ma main au feu qu'il s'agissait plutôt d'une exécution en règle. Il ne faudrait pas que l'histoire que m'a racontée Thrall au sujet de l'existence de ces « Arpenteurs » -dont je ne savais alors quasiment rien, au demeurant- s'ébruite inopinément à travers le continent. J'ai acquiescé. Ghorus jeta un objet au sol à côté de nous et psalmodia quelque chose. Une sorte de portail s'ouvrit devant nous et rejeta une importante masse d'air. Ce fut comme si une bourrasque avait traversé la vallée durant une poignée de secondes. Lentement, une forme émergea du portail ténébreux. Elle sembla se modeler en une silhouette humanoïde. Humaine pour être exact. Nous avions maintenant devant nous une troisième hôtesse. Ghorus avait l'air de la connaître et de lui témoigner un respect hiérarchique. La femme posa son regard pénétrant et sinistre sur moi. Malgré sa condition -un frêle humain et une femelle de surcroît-, il se émanait d'elle une autorité stupéfiante. Elle ne prit pas la peine de se présenter.

Aussitôt que sa cape eut touché le sol, après la fin du coup de vent, elle m'envoya valser avec un choc d'énergie. Un peu étourdi, je me suis prestement mais maladroitement relevé. La femme en robe sombre n'attendit pas que je sois fermement sur pied pour se lancer dans un second assaut. Un éclair lumière déchira l'obscurité et vint me cueillir en pleine poitrine. Sa puissance était bénigne, aussi ma brûlure ne fut que superficielle. On s'attendait à ce que je réplique. J'ai donc invoqué les esprits et les éléments afin qu'ils me fournissent une protection. L'éclair suivant était plus intense, mais il fut dévié par ma défense improvisée. J'ai alors lâché une salve de petites sphères enflammées en guise de réponse. Je n'y avais pas mis le paquet, mais je fus tout de même un peu surpris de les voir disparaître avant même qu'elles ne touchent leur cible.

Ghorus n'avait pas bougé d'un pas depuis le début de la rixe. Je ne pouvais pas distinguer ses traits dans la nuit, ni ceux de mon adversaire, d'ailleurs. J'ai laissé un peu l'adrénaline monter en moi. Des nuages se rassemblèrent autour de notre duel et le tonnerre gronda, son bruit retentissant dans toute la vallée. Nous avions marqué une courte pause pour nous jauger l'un l'autre. Cette femme semblait s'y connaître en sortilèges de protection. Sa puissance devait être supérieure à celle que ses premières attaques avaient laissé présager. Mais qui était-elle réellement ? Une succube ou autre invocation démoniaque ? Nous reprîmes l'action où nous l'avions laissée. J'ai déchaîné les éléments sur elle. La foudre s'abattit en un fracas monumental. Contrôler ce phénomène requiert une concentration infaillible et je n'ai alors pas vu la contre-attaque. J'ignorais si mon coup avait porté ou non, mais le sien avait tapé dans le mille, c'était une certitude. J'ai perdu contact avec la réalité à ce moment-là.

Au réveil, je me sentais lourd comme un rocher et mon corps en avait à peu près l'inertie. J'étais installé sur un drap dans une pièce inconnue. La décoration en était spartiate et ne trahissait aucune personnalité. Je me suis levé et ai quitté la pièce après avoir enfilé ma peau de loup. Pas moyen de savoir où j'étais. Le couloir dans lequel j'ai débouché supposait que le bâtiment était relativement spacieux. Le premier être vivant que j'ai rencontré était la sombre créature qui m'avait si aimablement agressé avant ma perte de conscience. Elle arborait un gracieux et charmant sourire. Ses congénères devaient la trouver magnifique. Ses traits étaient fins et réguliers, ses dents blanches et sa peau pâle. Une fine chevelure brune se nouait dans son dos en une longue tresse. J'avais toujours été physionomiste pour ce qui était des autres races. J'avais suffisamment côtoyé les humains pour pouvoir évaluer l'âge de celle-ci à une trentaine d'années.

« Allez vous me réduire en cendre ? » ai-je lâché, avec la voix rauque de l'orc mal réveillé.

Elle a saisi l'ironie et a rigolé. Un point pour elle. Peu d'humains en croient les orcs capables. Cela dénotait d'une certaine expérience des peaux vertes.

« Comment te portes-tu ? Tu dois garder un bien piètre souvenir de moi, j'en suis désolée.

- J'imagine que toute cette mise en scène fait partie du jeu. Je ne m'en offusque pas, mais j'aimerais juste en savoir un peu plus.

- Sharkaine, tu es maintenant des nôtres. » Elle avait recouvré un air sérieux. « Tu ne peux plus faire marche arrière, maintenant. » J'ai opiné.

Cela allait de soi. « Descends, reprit-elle avec son délicieux sourire, nous allons manger un morceau et discuter un peu. » Je ne demandais pas mieux.

Nous rejoignîmes un escalier qui nous amena au rez-de-chaussée. Les fenêtres donnaient sur une rue passante. Nous étions dans une auberge. Pas très original, je m'attendais plutôt à un quartier général secret ou autre planque. Ghorus nous attendait à une table située dans un coin un peu en retrait. Je me demandais si nous pouvions réellement parler dans un tel endroit. Les autres clients semblaient être des aventuriers. La plupart étaient armés jusqu'au cou. Les discussions allaient bon train. Je suis passé devant un groupe de jeunes humains qui me regardèrent d'un oeil torve. Deux orques et une splendide jeune femme... Nous risquions fort de ne pas être vraiment tranquilles au milieu de cette bande de crevards. Nous casse-croûtâmes un peu, j'avais fort bon appétit. Au milieu d'un petit pain, je fus frappé de stupeur.

« Mais... mais où sommes nous ? » ai-je bredouillé. La femme éclata de rire.

- Tu es dans les royaumes de l'est, Sharkaine. lâcha négligemment Ghorus.

- Depuis combien de temps suis-je inconscient ? »

Tous deux se regardèrent avec un air de connivence guère appréciable dans ma position. « Environ trois heures. Tu tiens compte du décalage horaire ? »

- J'ai parcouru la moitié du monde en trois heures ? Quelle magie est-ce là ?

- Hé ! C'est la cour des grands, ici. fit l'orc en enfournant un morceau de pain. Et maintenant, tu en fais partie. Tu t'es bien défendu, tout à l'heure. J'aurais peut-être du te prévenir à propos de ton adversaire avant que tu ne déchaînes un orage dessus. J'ai presque eu peur pour vous, ma dame. Sauf votre respect.

- Heureusement, j'ai esquivé, ajouta l'intéressée, je n'aurais pas aimé être grillée sur place.

- Mais elle m'a envoyé au tapis. » Je retint que cette femme était un supérieur pour mon congénère, ce « sauf votre respect » en était une preuve supplémentaire. En tant que bleu, je me devais sans doute de lui témoigner la même révérence. Ladite personne remédia à mon indécision.

« Je me nomme Vigilance, je suis prêtresse de Kadi, déesse de l'ombre. » En vérité, il s'agissait également de la déesse du meurtre, de ce que j'en savais, mais ce n'était sans doute pas son aspect le plus reluisant.

« Je détiens le commandement de l'Arpent. Sans te compter, la confrérie comporte huit membres. Ghorus siège parmi les plus anciens. Nos spécialités comme nos origines sont variées. Il n'y a pour nous plus rien d'étonnant à ce qu'un elfe et un orc collaborent, pas plus qu'un... déchu. »

J'ai avalé ma bouchée de travers. « Des damnés ? Ceux-là aussi sont de la partie ? » Décidément, il ne fallait plus s'étonner de rien, ça pouvait faire du mal à force. Le fait que Ghorus paraisse toujours aussi blasé s'expliquait, finalement. Vigilance semblait bien s'amuser.

« Plus maintenant, le dernier a disparu.

- Vigilance... intervint Ghorus.

- Tu as raison, ce n'est pas notre sujet. Sharkaine, tu as été choisi par Thrall pour remplacer un membre que nous avons perdu le mois dernier. C'était également un chamane. Il répondait au nom de Telfavel. Une connaissance à toi, si je ne m'abuse. »

Je suis resté coi mais ma surprise était sans doute lisible sur mon visage. J'avais suivi durant plusieurs années l'enseignement chamanique de cet orc avant de devenir militaire. Je n'ai pas osé les interroger sur les circonstances de sa mort. Plus importante à mes yeux était la suite des explications de ma nouvelle maîtresse.

« Tu devras bientôt rencontrer tes collègues, lors de notre prochaine réunion. Ta place n'est pas encore bien définie dans la mesure où ton rôle ne sera pas exactement celui que feu notre ami Telfavel jouait parmi nous. Il était notre doyen et, pour tout dire, notre chef. Je n'ai été promue à ce poste que tout récemment.

- Mais qui décide de tout cela ? l'ai-je coupée.

- Nous avons simplement voté. Mais je comprends le sens de ta question. Pour être honnête, nous ne dépendons d'aucune autorité supérieure. Nous n'avons pour maître que le but dans lequel nous existons et disposons des meilleures ressources possibles. Puisque nous en avons le temps, je vais t'expliquer de quoi il retourne. L'Arpent a été créé il y a dix ans par toutes les nations. Je ne vais pas te la jouer officielle, mais nous agissons pour préserver la paix et empêcher l'essor de nouvelles puissances bellicistes.

- Par exemple ?

- Les guildes d'aventuriers. Certaines deviennent extrêmement influentes. Les plus étendues réunissent des membres dont les pouvoirs conjugués pourraient faire trembler le monde sur ses fondations. Je n'exagère qu'à peine, tu sais. Il nous arrive d'intervenir contre elles. Cela peut consister en le vol d'un artefact trop rare, la défense de la veuve et de l'orphelin, et... plus rarement en un assassinat, quand cela se révèle nécessaire. Mais le gros de notre travail est de l'ordre de la collecte de renseignements. Il se trouve toujours quelqu'un pour fomenter un complot quelque part, ici bas.

- Présenté comme cela, ça a l'air assez excitant. fis-je.

- Aussi excitant qu'épuisant, soupira Ghorus, crois-moi, si tu avais eu un peu de bon sens, tu ne serais pas venu me voir tout à l'heure. »

J'étais trop occupé à réfléchir pour rigoler. Allais-je, à mon âge, jouer les agents justiciers à travers le monde ? Je m'imaginais vêtu de noir avec un masque vénitien surgir de la nuit pour défendre l'opprimé. Le ridicule de cette vision me fit rapidement oublier l'idée. J'avais encore une question.

« Pourquoi m'avoir emmené ici, si loin d'Orgrimmar ? » Ce fut Vigilance qui répondit.

« Nous avons quelques occupations dans cette bourgade, et puis je préfère le confort des auberges de mon pays, sans vouloir t'offenser !

- Ca tient donc à si peu de choses ? Dans ce cas, je suppose qu'il n'y aura pas de problème à me ramener chez moi. J'ai quelques bricoles à faire moi aussi.

- Alors tu devras te débrouiller pour rentrer seul, je dois économiser mes ressources.

- J'y comptais bien. » Ghorus et Vigilance affichaient un sourire moqueur. J'étais très sérieux.

« Revenir d'où je viens ne me pose pas de problème, ai-je ajouté, en partir, c'est une autre histoire. A défaut de la téléportation universelle, je maîtrise le rappel astral. » J'avais enfin fait s'effacer leur stupide sourire.

« D'ailleurs, je vais vous fausser compagnie à l'instant...

- Attends. » Vigilance me retint par le bras. « Nous n'en avons pas tout à fait terminé. Pour commencer, tu dois prêter serment. Nous ne pouvons pas te laisser dans la nature avec ce que tu sais. Notre existence doit rester secrète. Pour t'avoir observé, nous savons que tu épouses nos idéaux et que ta loyauté sera sans faille. Mais tu dois te soumettre à cet engagement, comme nous tous.

- Je m'y soumettrai. Tout comme j'ai promis au seigneur Thrall de lui consacrer ma vie en gage du service qu'il a rendu aux survivants de mon clan. Ceci était tout ce qui comptait à mes yeux. J'ai réfléchi et je crois que maintenant, je ne peux rêver mieux que de servir l'équilibre par la fonction que vous me proposez. »

Vigilance acquiesça et me fit prononcer les paroles du serment. Je m'étais engagé à vie, à présent. Tout était encore un peu obscur à mes yeux. Par exemple, comment l'Arpent parvenait-il à garder son anonymat en restant aussi près des affaires sensibles ? Ou encore, à quoi pouvait ressembler une réunion de ses membres ? Ceux-ci étaient par ailleurs bien peu nombreux par rapport à l'ampleur de la tâche qui leur était assignée.

J'ai chaleureusement salué mes hôtes et me suis éclipsé. Il ne me fallut pas une minute pour tomber sur une ruelle déserte et mal éclairée, en sortant de l'établissement. Je savais faire les choses discrètement lorsque cela s'imposait. Inutile de faire apparaître des éclats de lumière en tous sens et de faire gronder le tonnerre pour invoquer un portail de rappel astral. Ca, c'est juste pour épater les foules. Moi, je fais dans le sobre.
J'ai rallié Orgrimmar en moins d'une heure. Il faisait nuit noire. Les gardes ne me posèrent pas trop de questions, puisque j'avais signalé mon départ cinq heures auparavant. Un profond et paisible silence régnait sur les rues lumineuses de la cité. Un sentiment de réconfort mêlé d'une inexplicable nostalgie s'empara de moi. Je n'avais pas vraiment sommeil. J'ai lentement déambulé dans les avenues vides, croisant pêle-mêle échoppes, tavernes, armureries, ateliers et habitations.

Les seules lueurs de vie qui venaient troubler le calme régnant sur la Vallée de la Force étaient les cliquetis des armes et armures des gardes en faction. Le contraste avec la vie mouvementée que j'avais menée était violent. Une telle tranquillité n'était pas décente. J'ai songé à regagner l'endroit où s'était installé le clan. Il valait sans doute mieux qu'ils n'entendent plus parler de moi. J'ai confié à Patte-d'ours le soin de vérifier que chacun s'intégrait comme il le fallait et à la mesure de ses moyens. C'était un peu paternel de ma part, mais je souhaitais sincèrement ce qu'il y avait de mieux pour ceux qui avaient eu le courage d'aller jusqu'au bout. Et de me faire confiance jusqu'au bout. Je leur devais bien ça.

Alors que je marchais au même rythme somnambule, un petit caillou boula sous mon nez et me tira de mes pensées. J'ai levé la tête et ai immédiatement reconnu la silhouette accroupie juchée en haut du muret. Ragon sauta de son perchoir et atterrit lestement sur le sol. Ce type était inquiétant.

« J'ai attendu ton retour, chef. murmura-t-il.

- Depuis combien de temps me suis-tu ? Aucune importance. Je suppose que tu ne viens pas t'enquérir de ma santé, hein ? N'as-tu pas trouvé le sommeil ?

- Il faut que l'on discute, ami. Tu sais que mon destin est lié au tien. Mais il semble que tu n'aies plus vraiment besoin de moi.

- Tu as amplement payé ta dette, troll.

- Que suis-je supposé faire ?

- Tu as toujours été libre.

- Tu vois très bien ce que je veux dire. Vous, les orcs, prétendez avoir le sens de l'honneur. Les trolls en ont une conception certes différente, mais tu dois pouvoir comprendre que c'est tout ce qui compte pour nous.

- Si c'est tout ce qui compte, alors j'irai parler à tes brigands. Votre honneur vous sera restitué. Le mal que vous avez causé est réparé en ce qui me concerne. Pour le reste... je n'en ferai pas une affaire personnelle.

- Tu sais ce que disent les humains... le pardon est divin. »

Ragon n'est pas un flagorneur, je crois qu'il m'était réellement reconnaissant. Néanmoins, sa faute aurait exigé de moi que je le tue, à l'époque, selon le code d'honneur orc. Ce qui m'avait fait changer d'avis était son inébranlable loyauté. Lui et ses brigands étaient prêts à recevoir leur ultime sentence sans la moindre protestation. C'est alors que je leur ai proposé ce marché : leurs vies et leur honneur en échange des services qu'ils rendraient au clan. Vu la suite des événements, j'avais été bien inspiré.

« C'est cette histoire qui t'empêchait de dormir ? lui ai-je demandé.

- Entre autres... J'avais besoin de réfléchir un peu. Me voilà rassuré. Sinon, que se passe-t-il de ton côté ?

- J'ai décroché le boulot, comme on dit. Je regrette, mais je ne peux pas t'en dire plus.

- Ah... Je vois... Dommage. Mes gars et moi, nous n'avons pas tellement envie de rejoindre la garde d'Orgrimmar. Ce n'est pas notre terrain. »

Cela, je pouvais le comprendre. J'ai soudain songé à Ghorus et ses maraudeurs. « Il y a peut-être une possibilité pour que tu travailles encore pour moi. A condition de ne pas te montrer trop curieux.

- Hmm... et pour quel genre de tâches, au juste ?

- Pour l'instant, je n'en sais trop rien. Le plus simple est que tu deviennes mercenaire. Avec ta clique, tu gagneras bien ta vie. Et puis je pourrais faire appel à toi de temps en temps pour un petit service.

- Mes lames restent à tes ordres, Sharkaine. »


Dès le lendemain, j'ai reçu de la visite. Ghorus était venu me chercher à Orgrimmar après s'être rendu auprès du seigneur Thrall pour rendre compte de mon admission. Il m'a conduit hors de la cité, sans être accompagné de ses fidèles maraudeurs. Comme la veille, Vigilance est apparue par un portail de ténèbres. Je commençais à prendre l'habitude des transports en commun. Mes hôtes avaient tous deux l'air sérieusement préoccupés. Une réunion des membres disponibles, m'a-t-on dit. Y a du nouveau, a-t-on ajouté. C'est dur d'être hors du coup. J'ai fini par poser quelques questions.

« M'enfin, y a du nouveau à propos de quoi ?

- Bah les affaires en cours, voyons, a soupiré Vigilance, on t'a déjà expliqué tout ça.

- C'est à propos de ce fameux Falleston, c'est ça ? Qu'est-il exactement ?

- On ne l'a jamais vu. Tout ce qu'on sait est qu'il est le second d'une guilde d'aventuriers, Félicité.

- Drôle de nom pour un ramassis de brutes épaisses.

- Il est connu pour avoir créé une ligue illégale regroupant un certain nombre de guildes principales ou secondaires. C'est un agitateur. Sa première déclaration à la tête de ce syndicat a été de proclamer une guerre ouverte à la Horde. C'est un ennemi public de première classe.
- L'Arpent a reçu l'ordre de l'éliminer ?

- L'Arpent ne reçoit pas d'ordres, souviens-t-en. Avant de prendre une telle décision, nous devons en savoir plus sur ses intentions. C'est un homme puissant et influent, dont nous ne connaissons ni le passé, ni les relations. Nous devons seulement nous méfier de lui au plus haut point.
- Et quand vous disiez qu'il y avait du nouveau...

- J'avais donné l'ordre de capturer un de ses sous-fifres. C'est chose faite. Maintenant, nous espérons en savoir un peu plus. C'est pour ça que je t'avais emmené dans l'est hier. Eh bien nous y revoilà ! »

Après ces quelques minutes de voyage éthéré, nous débouchâmes dans une clairière déserte. La luminosité trahissait un soleil sur le déclin. Nous gagnâmes un bledaillon qui ressemblait fort à celui que j'avais quitté la veille. Comme promis, j'allais enfin rencontrer d'autres arpenteurs. Mon sang ne faisait qu'un tour à cette idée. Si les autres étaient du même acabit que mes deux collègues, ça promettait des parties de cartes endiablées. J'avais appris à jouer à ces âneries avec des humains, plus jeune. Certains jeux requéraient une certaine vivacité d'esprit, cela explique sans doute pourquoi les orcs sont peu attirés par ce genre d'activité.

En face de nous s'élevait maintenant l'auberge, indubitablement identique à celle de la veille. Le repère crasseux des aventuriers de bas étage. Seuls leurs petits pains y étaient à peu près sauvables. En fait, nous n'y entrâmes pas. Il semblait simplement que nous attendions quelqu'un. Cela se confirma lorsque le visage de Vigilance s'illumina à l'apparition de deux individus. L'un, le mâle, était manifestement de race elfique, à en juger par la longueur de ses appendices auditifs -quelle horreur, soit dit en passant. Ce n'était ni plus ni moins qu'un tas de muscle, surplombé d'une broussailleuse barbe verte. L'autre, la femelle, présentait une physionomie ambiguë. Elle était élancée, avait des cheveux noirs coupés à mi-longueur et des yeux couleur lavande. C'était plutôt insolite pour une humaine. Vigilance les a accueillis avec un de ces radieux sourires dont elle semblait avoir le secret. Visiblement, nous n'étions pas à égalité : ils me connaissaient. Ce fut le grand elfe qui vint me saluer en premier, avec le sympathique air gaillard du ravi de la crèche.

« Tu es Sharrkaine, alorrs. Je m'appelle Guzman. » Ce type m'a tout de suite plu, avec son accent.

« Mes respects, Guzman.

- Zenithi, lâcha la femelle, enchantée. » Son ton était glacial et distant. J'ai compris, vu qu'elle témoignait à peu près la même chaleur à Ghorus, que le fait que je sois un orc lui posait un problème. Un problème qu'elle essayait visiblement de surmonter, puisqu'elle s'était montrée courtoise, malgré tout.

Nous trouvâmes une autre taverne pour nous mettre au chaud, manger un morceau et disputer le bout de gras. J'avais pris la décision de rester un peu en retrait de la discussion et de n'intervenir que si nécessaire. J'ai appris qu'ils -Guzman et Zenithi- avaient mis la main sur un second couteau de Falleston, un trafiquant du nom de Zeos. Une petite frappe, à tous les coups. Celui-ci n'avait pas dit grand-chose jusqu'alors, mais avait fini par avouer sous la menace que Falleston l'employait pour prendre contact avec des guildes de voleurs et autres roublards, afin de les réunir sous l'autorité de Félicité. Les activités illégales qu'il pratiquait n'étaient qu'un moyen de couvrir ses frais et de camoufler son véritable but. Voilà ce qu'on en déduisit. On n'en savait néanmoins pas plus sur les desseins de la ligue, si ce n'était qu'ils devaient être bien ambitieux.

« Au fait, fis-je, ne supportant plus de patauger dans le bourbier, si ce Falleston n'est que le second de sa guilde, pourquoi est-ce que je n'ai pas encore entendu parler du numéro un ? »

Ce fut Zenithi qui me répondit. « Je vais être sympa avec le nouveau et le mettre au parfum. On ne sait pas qui tire les ficelles, on ignore même s'il existe vraiment, ce « numéro un ». Mais si Falleston était réellement le maître de Félicité, il aurait agi bien avant, avec le soutien inconditionnel de la guilde et de la ligue réunies. S'il ne le fait pas, c'est que quelque chose l'en empêche, ou alors c'est une ruse minutieusement préparée pour nous le faire croire.

- Alorrs là, tu y vas un peu forrt, répondit le grand elfe, on ne sait encorre rrien de son but.

- C'est juste une intuition...

- En attendant, intervint Vigilance, si on ne peut pas se permettre de se fier à des intuitions. La mienne me dit que la situation est grave, ici. Il faut crever l'abcès.

- Tu veux dire... agir ? fit Ghorus, affalé sur sa chaise.

- Non, pas encore, mais on ne peut plus se contenter de survoler les événements. Je veux quelqu'un sur le coup. On va infiltrer Félicité. Pour le reste, j'ai un plan.

- Cette manie de tout garder pour toi... soupira Zenithi.

- C'est le privilège de celle qui commande, lâcha Ghorus, moi j'me plains pas, avec Telfavel c'était encore pis. En plus, on n'avait jamais notre mot à dire.

- Ca n'a jamais dérangé les orcs de ne rien comprendre à ce qui se passe. » rétorqua la jeune femme.

Nous avions vidé les lieux avant que la situation ne s'envenimât. Ghorus n'avait pas l'air du genre à s'emporter pour de simples piques. En fait, tous semblaient habitués à ce que lui et Zenithi s'échangent ce genre de politesses sans conséquences. Nous quittâmes donc nos hôtes et repartîmes vers l'est, à pied cette fois. Vigilance n'avait pas l'air de vouloir revenir en Kalimdor tout de suite. Ghorus a haussé les épaules quand je lui ai demandé où elle nous amenait. Nous croisâmes la route d'une meute de gnolls agressifs. Ils sont repartis aussi vite qu'ils étaient venus. Il avait suffi pour cela que Ghorus sorte sa hache et pousse un hurlement démentiel. Vigilance lui a humblement suggéré d'essayer de ne pas trop se faire remarquer.

Au bout d'une demi-heure, Vigilance nous fit enfin part du fond de sa pensée. Ce que j'ignorais encore est que Falleston faisait exploiter pour une raison inconnue une carrière à quelques centaines de kilomètres au sud. Elle souhaitait que Ghorus et moi y jetions un coup d'oeil et découvrions ce qui se passait là-bas. Pendant ce temps, elle irait voir Proudmore. Jaina... La Jaina ? Décidément, les célébrités étaient à la fête dans ma vie depuis mon pèlerinage jusqu'à Orgrimmar. Néanmoins, elle était contrainte d'y aller sans nous. Il n'était en effet pas facile de se trimballer avec une paire d'orcs en plein Stormwind en cette période d'inimitié entre les guildes d'aventuriers de l'alliance et celles de la horde.

Mon pragmatisme me conduisit à penser que nous aurions besoin de provisions pour effectuer un tel voyage. Je ne savais pas créer de nourriture avec mes simples pouvoirs de chamane. Ghorus fit la grimace quand je lui ai dit que nous devrions chasser. Cette activité n'était digne ni de lui ni de moi. Nous n'avions pas de carte, mais mon compagnon disait connaître la région et la route des carrières de Falleston. Il estimait à huit jours la durée du trajet. Vigilance n'avait pas voulu nous y téléporter, ne connaissant pas bien les lieux et souhaitant ne pas nous faire repérer. Je crois surtout qu'elle manquait de mana.

J'avais troqué ma peau de loup contre une longue toge couvrante, pour ne pas me faire repérer et harceler par de stupides aventuriers. Ghorus avait opté pour la discrétion, lui aussi. Les gens que nous croisâmes n'attardèrent pas leur regard sur nous. C'étaient pour la plupart des marchands ou des aventuriers en voyage. Ce type de personne pullulait dans cette région. C'était sans doute un coin pour débutants, les gnolls n'étant pas des adversaires trop coriaces.

Nous parlâmes peu sur la route. J'appris que Ghorus était un Arpenteur depuis huit ans, c'est-à-dire quasiment depuis leur création. Je n'avais pas osé lui demander ce qu'il était advenu de mon maître et ami Telfavel, sans doute un des plus grands chamanes que la horde ait jamais compté en son sein. J'avais combattu pour lui et à ses côtés, durant les guerres contre les humains. Il me restait encore à découvrir les autres personnalités qui composaient le cercle des Arpenteurs. A ce que m'avait dit Vigilance, il y avait un nain, un humain et deux gnomes. Le côté cosmopolite était assez plaisant. La horde était malheureusement assez mal représentée. A quand les trolls ? L'image de Ragon me vint à l'esprit. L'idée n'était pas mauvaise après tout...
Auberge du serpent des rêves, Carmines, point de rendez-vous de la guilde Félicité.

Jason était, comme à son habitude, prostré sur le porche, vérifiant que le tabard des clients portait bien le blason de la guilde : une fleur de lotus blanche sur fond pourpre et or. On le payait relativement cher pour ce travail, aussi l'effectuait-il avec application et scrupuleusement. Les membres affluaient depuis la veille en raison de la présence exceptionnelle du second de la guilde. Seuls ceux qui se présentaient avec une tête d'orc tranchée étaient susceptibles d'entrer pour cette occasion particulière. Jason avait dû refouler quelques ivrognes ainsi qu'une bonne tripotée d'escrocs. En général, il lui suffisait de faire jouer sa montagne de muscles et de lancer un regard intimidant pour se faire comprendre. Les plus coriaces repartaient avec un magistral coup de pied au derrière. Pas de traitement de faveur.

Les clients les plus improbables défilaient. Des humains, bien sûr, mais également des elfes de la nuit et des nains. Il se pointait en moyenne un groupe toutes les heures. Plus d'une centaine d'âmes en tout. Mais celui-là était le premier gnome qu'il voyait. Crâne rasé et petite barbichette grise. Yeux d'un gris cristallin. Il avait l'air un peu âgé pour un aventurier. Le lotus scintillait sur sa poitrine et sa petite main droite agrippait une monstrueuse tête de peau verte que l'on avait dû arracher de son tronc avec une sauvagerie peu commune.

« Entre, petite chose. » maugréa Jason.

Le lutin franchit le seuil et rajusta sa houppelande de manière à ce qu'on ne vît point son visage. Sur ce, le portier décida de rentrer prendre un verre pour se détendre. Statistiquement, il ne pouvait arriver personne avant un certain temps. Jason s'accouda au comptoir et fit signe à l'aubergiste de lui servir sa liqueur de minotaure préférée. Il jeta un coup d'oeil discret à sa gauche pour observer le gnome. Il devait avoir à coeur de se tenir à l'écart et de passer inaperçu. Tant de précautions éveillèrent ses soupçons. Le guerrier emporta donc sa chope et son pichet à la table du dernier hôte en date. Le petit être ne réagit pas à son approche.

« Tu ne t'es pas présenté, l'ami ! lança Jason, en prenant place bruyamment.

- Decazan.

- Jason. On m'appelle l'ours prudent. T'as pas l'air très loquace.

- Je ne suis qu'une petite chose.

- J'sais pas si je dois prendre ça comme de l'humour gnome ou une marque d'animosité ! »

L'inconnu sembla sourire. « Je n'ai d'animosité pour personne, ici, chuchota-t-il, seulement, je ne connais que très peu de monde. Ma discrétion a toujours été mon meilleur moyen de rester en vie.

- Oh ! Oh ! Sont-ce là les paroles de sagesse d'un vieux briscard ? railla Jason.

- On imagine aisément à me voir que je possède une certaine expérience de l'aventure.

- Si tu ne portais pas ces lames à ta ceinture, j'aurais dit que tu étais un magicien. Remarque... l'un n'empêche pas l'aure. Alors, quelle est ta spécialité ?

- J'excelle dans le combat armé. »

Jason écarquilla les yeux, fronça les sourcils. Il avait du mal à croire qu'un guerrier d'un tel gabarit eût pu survivre aussi longtemps à l'aventure. C'était statistiquement peu probable. Ou alors il devait surtout exceller dans l'art de se cacher dès que ça chauffe. De se faire tout petit, comme on dit. Le petit bonhomme avait réussi à attiser sa curiosité.

« Je meurs d'envie d'avoir un aperçu de tes talents. glissa-t-il en souriant.

- Tu as déjà eu une barre d'or entre les mains ?

- Pardon ?

- L'or. On dirait pas comme ça, mais c'est lourd.

- Je vois où tu veux en venir. Je ne suis pas stupide au point de me fier aux apparences. J'ai survécu jusque là, moi aussi. Tu m'intrigues, c'est
tout.

- Je dois avouer que j'ai quelque peu l'habitude... »

Deux types de la guilde se apparurent à côté de la table. L'un d'eux souffla quelque chose à l'oreille de Jason, qui se leva prestement. « Je te prie de m'excuser, maître Decazan, j'ai affaire à l'entrée. » Les deux hommes le précédèrent. Une rumeur parcourut la salle. Celle-ci commença à s'animer. Le gnome ne fit même pas mine de suivre le mouvement. Des cris de bonne humeur accueillaient l'arrivant le plus attendu de la journée. Un humain de stature moyenne, aux traits taillés à la serpe et à la barbe brune soignée se montra. Il portait des vêtements amples et chatoyants rappelant ceux d'un mage étudiant. Beaucoup semblaient voir Aven Falleston pour la première fois. Ce n'était pas le cas de Decazan. Ce visage, il croyait le reconnaître, mais son propriétaire n'était pas celui-ci. Du moins, pas censément l'homme portant le nom d'Aven Falleston. Une goutte de sueur froide parcourut l'échine du gnome.

On incita tout le monde à se taire pour que l'invité de marque puisse prononcer son allocution. Les claquements de chopes sur les tables de bois cessèrent. On étendit en arrière-plan de l'estrade de fortune une tapisserie aux couleurs de la guilde. Jason reprit place à la table du gnome, comme s'il n'en était jamais parti. Falleston se porta sur l'estrade et leva les bras pour faire taire les derniers bruits.

« Chers camarades de Félicité, chers camarades de la Ligue de l'Eclat. » entama-t-il.

Des clameurs et des applaudissements s'élevèrent à la mention de ces deux noms.

« La Ligue de l'Eclat. » répéta machinalement Decazan à voix basse.

« Je tiens à tous vous féliciter. » Eclats de rire grivois. « Je tiens à vous féliciter tout d'abord pour le travail accompli. La Ligue de l'Eclat compte aujourd'hui plus de deux mille adeptes, dont soixante aventuriers de très haute compétence. Nous devenons une force qui a son poids dans la balance. Le roi sera bientôt contraint d'écouter nos revendications ! » Nouvelles clameurs. « Les guildes d'aventuriers ont trop longtemps supporté les taxes du royaume. Que demanderons-nous ? Une indépendance financière. Une indépendance légale. A terme, une existence politique ! Pourquoi, nous qui sommes si puissants et qui purgeons le continent de toutes les menaces ennemies, pourquoi devrions-nous nous soumettre au joug d'une autorité décadente ? Allons-nous laisser un gamin nous dicter notre conduite ? Allons nous rester à la botte de ce souverain de pacotille ? »

Aven fit une pause pour laisser passer le « Non » qui retentit à travers la pièce. Les plus fanatiques se levèrent et applaudirent avec fougue.

« Mais tout ceci va demander de la patience et beaucoup de diplomatie. Il est inimaginable de menacer le royaume d'une guerre civile. Nous y perdrions.

- Gafgarion prétend que c'est la seule solution pour élever Félicité. lança un homme dans l'assistance.

- Si ce n'est pas Gafgarion qui est sur cette estrade, il y a une raison. La scission est inévitable.

- Que faisons-nous de l'opération Béatitude ? intervint un nain à la voix rauque.

- Excellente question. Mais laissez-moi terminer. Vous devez tous faire un choix. Gafgarion et moi avons suffisamment affiché nos divergences pour que vous compreniez de quoi il s'agit. En d'autres termes, vous avez le choix entre la violence et la douceur. Je sais pertinemment que vous soutenez la Ligue. Et si vous ne la soutenez pas, vous n'êtes que des espions du patron. Ne forçons pas la main du peuple. Laissons notre union s'imposer d'elle-même. Les coups d'état sanglants, c'est un peu vieux jeu. Prendrons-nous le risque de détruire ce pour quoi nous nous battons chaque jour ? Nous y gagnerions le pouvoir, mais y perdrions la gloire et la reconnaissance du peuple. Non, je crois que le roi est un élément indispensable pour l'Alliance. Notre approche doit être plus subtile. C'est pourquoi je déclare ouvertement mon opposition au plan Béatitude. » Les réactions furent diverses, mais créèrent un terrible brouhaha. Aven le dissipa d'un geste autoritaire de la main. « Votre indignation est tout en votre honneur. Elle montre votre loyauté à la guilde. Toutefois, il vous faut tous comprendre la nécessité d'évoluer. On ne se légitime pas par la force. Donnons à la ligue l'aspect politique dont je parlais plus tôt. Nous ne sommes sous la coupe d'aucune puissance. Profitons de cette neutralité. Suggérons au peuple des idées nouvelles. Empruntons l'escalier qui mène au pouvoir à partir de la première marche !

- Je ne suis qu'un aventurier, fit Jason, que suis-je censé faire, concrètement ?

En bon orateur, Aven fit mine de s'offrir une seconde de réflexion. « Pertinente intervention. Votre présence rassure la population, d'une part. D'autre part, vous rendez des services inestimables, et ce, pour des nèfles ou au mieux un peu de nourriture. Continuez simplement cela et nous nous servirons de cette image pour véhiculer nos idées. Mais ce n'est pas tout. Nous avons déclaré la guerre à la Horde avec la prise du poste de Zoram. Attisons la haine des braves gens envers nos ennemis, entretenons la crainte. Nous verrons alors qui aura le soutien de la populace. Nos gestes resteront gravés dans le marbre.

- Je regrette, seigneur Falleston, mais tous les aventuriers bénéficient de cette image de justicier. Comment le peuple fera-t-il la différence ?

- N'oubliez pas que nous sommes la Ligue de l'Eclat. Notre nom circule déjà sur toutes les lèvres. Vous êtes les aventuriers les plus talentueux d'Azeroth. Que nous faudrait-il de plus ? »

L'euphorie avait laissé place à la perplexité. Aven Falleston n'avait peut-être pas su persuader de la bonne manière son public. Des hommes d'action pensent en hommes d'action. L'intrigue et la manipulation ne les intéressent pas. Elles ne font pas partie de leur arsenal usuel. Heureusement pour lui, l'assistance lui était déjà acquise. Certains ne tardèrent pas à se lever pour lancer une série d'acclamations. Cela encouragea Aven à poursuivre son discours.

« La plupart d'entre vous savent que je fais exploiter une mine dans les Marches de l'Ouest, à la frontière sud avec le Darkshire. Mes mineurs sont tombés sur un foyer de mort-vivants. Je vais désigner ceux qui auront le devoir et l'honneur de nous enlever cette épine du pied. »
Deux hommes en armure intégrale d'or entrèrent par la porte de derrière et vinrent chercher quelques personnes dans l'assistance. Celles-ci s'alignèrent sur l'estrade. Un groupe de six aventuriers avait été constitué pour la mission. Jason les connaissait tous.

« Plutôt curieux... chuchota-t-il au gnome. La plupart de ces gars ne sont pas des inconditionnels de Falleston. C'est bizarre qu'il leur fasse autant confiance. » C'était statistiquement peu probable.

« Hmm... Qui sont ces hommes en panoplie dorée ? lui répondit son voisin de table.

- Décidément, tu débarques ! Le grand brun avec la queue de cheval, c'est Koveras Langton, et l'autre, là, avec le crâne rasé et le bouc, c'est Angelo. C'est sans doute pas son vrai nom, mais c'est comme ça qu'on l'appelle. Ce sont les champions de la guilde. Ils sont vraiment épatants. Surtout Koveras. C'est lui qui a pris Zoram. Etonnant que tu n'en ais pas déjà entendu parler.

- Etonnant, en effet...

- En tout cas, ton instinct de guerrier ne t'as pas trompé, ces deux-là sont des clowns de compétition. »
Decazan frotta sa barbichette. Il continuait d'épier les hommes en or. Soudain, un claquement de doigt attira son attention. Aven Falleston réclamait une nouvelle fois le droit à la parole.

« Au sujet de la mine. Sachez qu'une fois purifiée, elle nous offrira une précieuse source d'arcanite. Elle nous permettra d'asseoir notre contrôle du commerce métallurgique. Si vous le voulez bien, je... je voudrais revenir à la question principale. Je veux avoir la certitude que je peux compter sur vous tous. Au diable Gafgarion et sa Béatitude ! Ne répondons pas à l'appel d'après-demain. Il se retrouvera coincé par les forces du roi. Ainsi, Félicité et la Ligue de l'Eclat ne feront plus qu'un ! » Acclamations. « Maintenant, je veux qu'un par un, vous prêtiez tous serment devant la Ligue. Nous descendrons tous ici jusqu'aux événements proprement dits. Et en aucun cas nous n'y prendrons part ! »
On fit comme il dit. Chaque âme fut tenue de jurer devant tout le monde. Cela ne posa de difficulté à personne. Aven enjoignit tout le monde à fêter cette nouvelle connivence. Beaucoup vinrent poser directement leurs questions à l'orateur. Jason tenta lui aussi sa chance. Aven se montrait compréhensif et compréhensible. Il avait le pouvoir d'estomper le doute, de faire naître la conviction. D'aucuns l'accusaient d'user de pouvoirs magiques à cette fin, mais le moindre magicien était capable de démentir ces calembredaines.

Jason retourna s'asseoir.

« Tu es bien taciturne, l'ami. murmura-t-il à l'attention du gnome.

- Je m'assieds, j'écoute et j'observe, ours prudent. Et je prête serment, accessoirement.

- Quelle sociabilité. Tu as l'occasion d'aller discuter avec Falleston. C'est bien pour cela que tu es là, non ? A moins que tu ne sois plus intéressé par certains guerriers dorés...

- Ce sont mes oignons. Gafgarion est-il au courant de ce rassemblement ? Je suis certain qu'il n'appréciera pas de se faire poser un lapin.

- Pff... Gafgarion croit que tout doit se résoudre dans le sang. grogna le portier. Il a complètement perdu la tête. Remarque, si toute la guilde s'y mettait, on pourrait faire un sacré raffut. Béatitude n'était pas vouée à l'échec. Tiens ! J'en parle déjà au passé !

- J'ignore combien Gafgarion a encore de fidèles. Peut-il encore réussir son coup ?

- Ah ! La question qui tue ! L'ours te dirait qu'il n'en a pas la force nécessaire. Mais le prudent nuancerait en déclarant que c'est statistiquement pas impossible. »

Quelqu'un frappa un bâton contre l'estrade. Toute l'attention fut dirigée vers elle. C'était encore Aven Falleston qui désirait se fendre d'un petit verbe.

« J'ai... une mauvaise nouvelle. Le cadavre d'un des nôtres a été découvert non loin d'ici, au bord du lac. Il s'agissait d'Astrakhan, un jeune roublard gnome de talent. Son tabard lui a été volé, ainsi que, probablement, sa tête d'orc. Mes frères, il y a un traître parmi nous ! »
Jason fut pris de stupeur. Il se tourna en un éclair vers son petit interlocuteur. Celui-ci s'était éclipsé. Le portier voulut courir en direction de l'extérieur, mais tout le monde se bousculait déjà pour trouver l'intrus. Evidemment, peu devaient se douter qu'il s'agissait de ce... Decazan. Jason alla rapporter ce qu'il savait au maître de la séance.

« Seigneur Falleston ! Seigneur Falleston !

- J'ai à faire. le coupa sèchement l'interpellé. Plus tard.

- Mais concernant l'intrus...

- Qu'y a-t-il ? On l'a trouvé ?

- C'était un gnome. Un certain Decazan. Il s'est fait la malle au moment où vous avez fait l'annonce. »

Le visage d'Aven afficha une stupéfaction non retenue qui se changea en un sourire de défiance.

« Decazan... Je me doutais bien qu'un jour ou l'autre, ils se mêleraient de mes affaires... »
Sept jours déjà que nous voyagions à travers les Marches de l'Ouest. Sept jours que nous mangions du sanglier et du condor sauvage. Ghorus et moi étions piètres cuisiniers, et il n'était pas question de s'arrêter dans une auberge ni de demander l'hospitalité dans une ferme. Mes pieds étaient ravagés par les ampoules, mes jambes lourdes et mon dos meurtri par les lanières de mon sac. Même le sort le plus puissant ne pouvait rien contre la douleur lancinante du bas de mon cou. Mon compagnon de voyage ne semblait pas affecté des même maux, ni même souffrir des pitoyables conditions dans lesquelles nous avancions. Intempéries, mauvais terrain, malchance...

Un panneau indiquant Ruisselune trônait sur un tas d'herbes séchées, à l'angle d'une bifurcation. La ville, autrefois relativement prospère, était tombée aux mains de bandits. Si mes informations étaient exactes, ceux-ci avaient été chassés par des aventuriers, il y a quelques mois. La ville devait être en réhabilitation, à l'heure actuelle. Ruisselune se trouvant à droite, nous prenions à gauche, selon nos instructions. Cette fameuse carrière ne devait plus se trouver qu'à une demi-journée de marche. Le sentier consistait en un étroit passage sinuant entre les mornes herbes hautes et qui semblait ne jamais vouloir se finir. Le peu de véritable verdure que je pouvais apercevoir au loin suffisait à me donner le courage de continuer. L'orée du bois sombre décrivant la ligne d'horizon rompait avec le paysage aride des Marches. Comme toujours, Ghorus me précédait d'une poignée de mètres et n'échangeait pas le moindre mot. Il fixait avec entêtement le sol, comme s'il pouvait revêtir un intérêt particulier. En dehors du fait qu'il n'était pas un compagnon loquace, quelque chose n'avait de cesse de m'intriguer chez lui. De temps à autres, il émanait de son être une sorte d'onde spirituelle qui perturbait les esprits de la Terre. Parfois, il semblait même s'entourer d'un manteau d'âmes dont je n'aurais su deviner la provenance. On eût dit que ces fantômes errants se repaissaient de son aura. J'étais complètement hermétique à leurs émanations éthérées. Ces phénomènes me laissaient perplexe et, à chaque occasion que je trouvais pour me renseigner, l'orc coupait court à toute conversation.

Nous gagnâmes enfin les premiers bosquets du bois sombre. Je reconnaissais les lieux pour y avoir déjà à deux reprises livré bataille, dans mon jeune temps. La terre semblait avoir physiquement oublié les massacres qui eurent cours en ces lieux maudits et s'être repue des cadavres qui jadis avaient jonché ce sol de haine. Mais l'empreinte de l'ancien charnier était maintenant indélébile. Je sentais les âmes des guerriers morts au combat bouillir sous nos pieds. Un être ordinaire n'aurait rien perçu, mais pour moi, c'était aussi clair que si je traversais un lac de lave en fusion. Soudain, ce fut un vif éclair, une éruption fulgurante. Tandis que Ghorus poursuivait sa marche imperturbable, les centaines d'esprits qui peuplaient la plaine se ruèrent sur lui, s'enroulant autour de sa silhouette en un aveuglant vortex de lumière. L'incongrue manifestation se solda par un bruit strident et une dispersion violente de toute l'énergie spirituelle. J'avais failli vaciller dans l'inconscience tant l'intensité en fut forte. Cet événement me plongea dans une profonde remise en question de mes connaissances de l'au-delà. Qu'un individu puisse susciter une telle réaction dépassait mon appréhension. Je ne parvenais pas non plus à comprendre pourquoi il persistait à faire comme si de rien n'était. Tout cela était-il si trivial à ses yeux, ou se délectait-il sournoisement de ma stupeur ? Ou peut-être ne le percevait-il tout simplement pas ? Même si c'était le cas, quelqu'un lui aurait nécessairement fait remarquer.

Ghorus scrutait alentour. On eût dit qu'il avait perdu quelque chose dans le décor. Je m'arrêtais derrière lui et fit fonctionner mes sens aussi bien que le pus, par simple réflexe imitatif. Je ne perçus rien de plus que la mélodie dépouillée d'un concert de criquets. Mon acolyte semblait en revanche être captivé par la forme d'un arbre isolé, à une centaine de mètres. Il s'agissait d'un chêne courtaud, au feuillage prolifique. J'accommodai pour mieux en saisir les détails lorsque je reconnus une petite silhouette adossée au pied du tronc. L'important ombrage me l'avait dissimulée.

« Que fait-on ? demandai-je à mon paralysé de compagnon.

- J'avise. Je crois deviner que Vigilance nous a dépêché un peu d'aide.

- Tu veux dire que cette personne, là-bas...

- Mouais... J'en suis pas encore sûr. Allons voir. Au pire, il prendra la fuite en nous voyant. »

Nous fîmes comme il dit. Lorsque nous fûmes rendus suffisamment proches, Ghorus adressa un signe de la main au dormeur isolé. Ce dernier se leva -de toute sa taille, si j'ose dire- et rendit le salut. C'était un nain à la proéminente barbe poivre et sel. Il portait des vêtements de cuir sombre et une houppelande grise, ainsi qu'un sac de laine qui pendait sur son flanc aux côtés d'un certain nombre d'ustensiles bringuebalants. Je reconnus parmi eux un compas, une longue vue, des gourdes pour tous les goûts et des rouleaux susceptibles de contenir des cartes ou du papier. La chétive créature s'avança vers nous ; nous pûmes lui découvrir un visage enjoué, animé par de malicieux petits yeux noirs. Il m'est toujours ardu d'évaluer l'âge des nains. Celui-ci devait être relativement vieux. Il tendit une poignée amicale à Ghorus, qui la saisit avec fermeté. Puis ce fut mon tour.

« Sharkaine, je présume. avança-t-il d'une voix légère. Moi, c'est Guldin.

- Enchanté, Guldin. A mon tour de présumer. Tu es membre de l'Arpent, bien entendu.

- L'Arpent ? » s'étonna-t-il.

Je me tournai en direction de Ghorus, l'air aussi penaud qu'embêté. « Mais que ?... »

- Non, je plaisantais ! s'esclaffa le nain. Oui, je suis l'explorateur cartographe Guldin Chichesente, et accessoirement l'un des tout premiers membres des Arpenteurs.

- Plus ils sont petits, plus long est leur nom. siffla Ghorus, à mon intention.

- C'est parce que nous avons suffisamment de matière grise pour les retenir, verte chose. Et puis je ne crois pas que ni Decazan ni Yasmine n'aient de nom à rallonge.

- Decazan ? Yasmine ? répétai-je naïvement.

- Tu verras en temps utile. lâcha le grand orc.

- Comment cela ce fait-il que l'on ne me parle jamais des autres ? Eux semblent pourtant ne rien ignorer de moi. C'est pour le moins frustrant.

- Ne t'inquiète pas, intervint Guldin, je t'en parlerai tant que tu le voudras sur la route. Tu n'as juste pas eu le bon interlocuteur, c'est tout.

- Effectivement, soupira celui qui jusque là avait été mon compagnon de voyage, j'aurais dû le mettre en garde contre ton espièglerie. Allez, en route ! »

A partir de cet instant, nous suivîmes le nain. Il semblait tout connaître du terrain. J'appris en le questionnant qu'il avait passer sa vie à arpenter -réellement, cette fois- le monde, du nord au sud, d'est en ouest, qu'il en connaissait toutes les régions, le moindre village, le moindre fleuve, la moindre montagne. Sa science de la géographie ne semblait avoir d'égale que sa capacité à manier compas, sextant et boussole. Une sorte de guide idéal. Jusqu'alors, les Arpenteurs que je connaissais avaient été choisis pour leur expérience du combat et leurs compétences martiales. Guldin admit lui-même que le combat n'était pas son fort, qu'il préférait l'éviter. Il ajouta que c'était plutôt la chose des petites têtes, faisant rouler ses yeux dans la direction de Ghorus et m'adressant un clin d'oeil appuyé. L'autre ne broncha pas. Je le questionnai sur les autres Arpenteurs, profitant de sa loquacité et de cette occasion unique. Il me parla brièvement de la « sublime et maligne » Vigilance, de la « sournoise et irritable » Zenithi, du « sympathique mais austère » Guzman et enfin du « génial mais trépassé » Telfavel. J'eut vent à nouveau de l'existence d'un certain Decazan et de sa compagne Yasmine, ainsi que d'un Paladin du nom de Cecil. Il semblait vouloir évoquer quelqu'un d'autre mais fut stoppé net sous l'injonction de Ghorus. Visiblement, on souhaitait encore me dissimuler un certain nombre de choses. Guldin voulut en savoir plus sur moi, et je ne pus refuser d'éclaircir ce point tant il s'était efforcé de me répondre auparavant. Arriva enfin le moment où il déclara que nous étions arrivés à destination. La fameuse carrière était devant nous, juste derrière une imposante butte herbeuse. Celle-ci marqua à la fois le terme de notre randonnée et de notre discussion.

« C'est une simple mission d'espionnage. soufflai-je machinalement à Guldin.

- Je suis au courant. Vous aurez besoin de moi une fois dans la mine, mais d'ici-là, je ne serai qu'un boulet pour vous.

- Une mine ? fis-je, étonné. Je croyais qu'il s'agissait d'une simple carrière.

- Je pense que Falleston dissimule ses véritables activités en faisant croire qu'il s'agit d'une carrière. Moi, je sais bien qu'à la surface, il ne trouvera que des gros cailloux, et, avec une chance insolente, peut-être deux ou trois miettes de cuivre. Non, c'est en profondeur que ça se passe. Et d'ailleurs, ce ne sera pas facile d'y introduire, regardez. »

Un groupe d'hommes en armes patrouillait devant ce qui semblait être l'entrée d'un souterrain. L'un d'eux attirait l'attention par son armure étincelante, aussi dorée qu'un soleil au déclin. Il était chauve, portait une boucle d'oreille cruciforme -si visible qu'on pouvait la distinguer d'où nous étions- et avait les traits durs. Les autres soldats semblaient lui témoigner une certaine déférence. Nous étions suffisamment proches pour nous rendre compte de ce genre de détails mais suffisamment éloignés pour rester invisibles. Puisque mes compagnons continuaient d'observer sans mot dire, je compris que c'était à moi de formuler une idée. L'enjeu était double : nous ne devions pas abandonner d'indices qui pourraient laisser deviner qui nous étions, mais nous ne devions en outre pas intervenir trop brutalement dans les événements. Il me paraissait donc hors de question d 'assassiner les sentinelles, sauf en tout dernier recours. J'ai fait part de mon plan à Guldin et Ghorus qui approuvèrent avec un sourire confiant. On allait leur jouer le grand classique de l'imposture. Bien entendu, cela ne pouvait concerner que le nain, car lui seul était susceptible d'appartenir à Félicité. Nous repérâmes un soldat isolé et vulnérable. Le problème était que celui-ci ne devait être qu'un mercenaire, car il ne portait pas l'emblème de la guilde. En fait, je finis par m'apercevoir que le seul à l'afficher était le fameux guerrier à l'armure d'or. Cela nous compliquait -légèrement- la tâche.

Soudain, un portail se forma au-devant des sentinelles en faction. Il vomit tour à tour cinq êtres humains. Ceux-ci semblaient exténués et, pour certains, meurtris. L'un d'entre eux, un guerrier de forte stature, s'avança vers l'homme en armure vermeille. La tension était palpable.
« Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? rugit le guerrier, extériorisant sa colère. On nous envoie tuer des sans-vie, et c'est chose faite. Et pour nous remercier, on nous envoie in groupe d'assassins ! Frelon y est resté. Et il n'y a aucun doute à propos de qui a payé ces hommes, Angelo !

- Voyons, quel intérêt aurais-je à vous faire tuer ? rétorqua calmement l'homme en armure d'or, avec un sourire faussement conciliant.

- Falleston voulait surtout nous écarter de Béatitude ! intervint un homme en costume de mage. Il savait que nous dénoncerions sa perfidie à Gafgarion. Et toi, tu as voulu nous faire tuer !

- Gafgarion est seul coupable de perfidie dans cette affaire. rétorqua l'accusé. Il va d'ailleurs recevoir le sort qu'il mérite. Quant à vous, il est fâcheux que vous ayez survécu.

- Défends-toi, canaille ! menaça un autre.

- Je n'ai guère le choix. » fit Angelo, caressant une dernière fois son bouc avant de dégainer une large épée. Des gardes surgirent de derrière une motte de terre et criblèrent de carreaux d'arbalète le petit groupe d'aventuriers. Ceux qui survécurent à cette volée périrent par la lame du guerrier en armure vermeille. Ce dernier fut néanmoins blessé par l'un des combattants adverses, dans un dernier assaut désespéré. Après avoir décapité l'importun, il avait sorti un chiffon avec lequel il essuya le sang sur son épée et banda le genou atteint. Vue d'ici, sa blessure semblait très superficielle. Angelo -c'est ainsi qu'il semblait se nommer- fit signe à ses sbires embusqués d'enterrer rapidement les corps avant qu'ils n'attirent les charognards. Si j'étais resté pragmatique, je me serais réjoui de disposer ainsi de cinq tabards facilement récupérables. Mais, comme mes compagnons, j'étais un peu sous le coup de la scène.

« Qu'en pensez-vous ? murmurai-je.

- L'homme, chuchota Ghorus, il est fort. » Il tremblait. De peur ou d'excitation, peut-être des deux, mais il tremblait à en faire gigoter les gouttes de sueur qui constellaient son front.

« Ce n'est pas ce que je demandais. De quoi parlaient-ils, à votre avis ? Qui étaient-ils ? Et ce Gafgarion, cet Angelo, vous connaissiez ? » Tous deux secouèrent la tête. Je ne sus dire si cela était pertinent ou non, mais je prenais bonne note de la scène dont j'avais été le témoin.
« Que trouve-t-on, dans cette mine ? Ghorus s'adressait à Guldin.

- Hum... Le région regorge de cuivre, mais le coin précis où elle se trouve pourrait contenir un gisement d'arcanite. Seulement, je crois qu'il est situé trop en profondeur pour être exploitable.

- Alors tu crois que Félicité cherche simplement à influer sur le commerce métallurgique ? intervins-je. Je ne pense pas que nous aurions à nous sentir concernés par cela. Bien entendu, il nous faut en avoir le coeur net. Je propose que nous allions nous occuper de nos amis les fossoyeurs. »
Nous bougeâmes discrètement en direction des sentinelles, affairées à creuser des sépultures à leurs victimes. Nous aurions préféré ne pas les tuer, mais c'eût été un peu compliqué. Nous escamotâmes simplement leurs cadavres avant d'achever leur besogne. Cela éveillerait moins les soupçons. Après cela, Guldin se munit du tabard au lys blanc sur fond pourpre -l'emblème de Félicité- qu'il trouva sur l'un des corps à demi enterrés. Il était, à partir de cet instant, un prospecteur minier de la guilde, venu inspecter l'avancée des travaux pour le compte de Falleston. Nous avions falsifié à cet effet une missive de ce dernier, sur un modèle que nous avait fourni Vigilance.

Sitôt prêt, le nain sortit des bosquets, emprunta le chemin qui contournait la carrière et alla trouver Angelo. Pendant ce temps, je donnai à Ghorus et à moi-même la faculté de basculer dans l'éther, ce qui nous offrirait les meilleures chances de passer inaperçus. Nous suivîmes Guldin jusqu'à l'entrée des souterrains et y pénétrâmes dans le dos des gardes, qui ne soupçonnèrent rien de notre passage. A me lire, on dirait que c'était facile, mais l'enjeu imposait une tension disproportionnée. Et encore, elle ne devait pas peser bien lourd face à celle que devait éprouver alors notre imposteur. Nous avions juste eu le temps de le voir discuter avec le guerrier en armure de vermeil. Ce dernier semblait plus que méfiant, mais le laissa passer, comme s'il ne pouvait de toute manière représenter aucune menace. Il envoya quelques hommes à sa suite et retourna s'allonger sous une tenture aux couleurs de sa guilde.

Une fois dans les galeries, nous attendîmes l'instant propice pour nous débarrasser de nos guides. Nous revînmes dans le plan matériel devant les yeux ébahis de notre ami court sur pattes. Ce dernier esquissa un sourire -signifiant un truc du style : « de toute façon, il faut s'attendre à tout. »- et nous enjoignit à le suivre. Il pouvait se déplacer avec une aisance étonnante dans une obscurité quasi-totale. Pour un orc, ça n'a rien d'étonnant, mais pour un nain, ça peut passer pour de la maîtrise. Ce gredin de nabot avait en main un curieux cristal phosphorescent. La lumière qu'il émettait teintait les parois d'une étrange nuance bleuâtre.

« C'est ta lampe de poche ? lança Ghorus, sur un ton volontairement moqueur.

- C'est un cobalt-follet, ignare. rétorqua l'interpellé. Ca réagit à quelques métaux magiques.

- Comme l'arcanite ?

- Comme l'arcanite, le folargent...

- Le v'là encore qui étale sa science... tsss... »

Je mis un terme à la conversation d'un geste autoritaire, car elle avait fini par prendre une certaine ampleur sonore.

« Et qu'est-ce que ça dit ? reprit Ghorus, à mi-voix.

- On n'est plus très loin, on dirait. »

Nous pénétrâmes dans une vaste cavité. Celle-ci était bordée de poutrelles, qui, conjointement à l'imposant pilier central, étaient censées garantir la sûreté de l'endroit. Quelques wagonnets vides étaient stationnés contre l'une des parois, longée par une paire de rails oxydés. Toute cette petite installation devait être bien récente, car les outils nécessaires à sa confection étaient encore entreposés sur la paroi opposée. En dehors de cela, rien ne trahissait une exploitation active de la mine. Il y avait un embranchement à l'autre bout. Guldin hésita longuement entre les deux chemins, comparant la lueur de son cristal selon qu'il l'orientait dans une direction ou dans l'autre. A l'instant auquel il semblait avoir fait son choix, Ghorus partit jeter un oeil dans l'autre passage. Il réapparut aussitôt et nous interpella d'un ton égal.

« Venez voir par ici. » Il tendait le doigt vers un monticule bizarre, dans un coin obscur de la grotte. La lueur du cristal révéla qu'il s'agissait d'un empilement de cadavres humains. Une rapide inspection nous apprit en sus qu'ils étaient morts fraîchement. Il devait y en avoir quatorze ou quinze, et l'un d'entre eux portait la marque de Félicité. Nous fîmes tous trois le lien avec la scène à laquelle nous avions assisté, à la surface. Les mercenaires avaient dû s'embusquer dans l'ombre pour surprendre leurs adversaires, mais les avaient sous-estimés, manifestement.

Plus loin, à travers l'un des deux passages, nous perçûmes des bruits de voix et de pioches. Nous nous approchâmes furtivement de leur source présumée. La galerie donnait à nouveau sur une cavité, aussi grouillante d'activité que la précédente d'asticots. On pouvait distinguer dans l'obscurité une bonne douzaine de mineurs, affairés à lacérer les parois de leurs pointes métalliques, le tout en un concert discordant de clics et de clocs. Le gadget de Guldin redoublait d'intensité, aussi le cacha-t-il sous sa houppelande. Il désigna ensuite un wagonnet dont le contenu irradiait légèrement un halo orangé. J'opinai du chef et fit encore une fois appel à mes pouvoirs pour le faire passer dans l'éther. Le nain couvrit alors prudemment la distance qui le séparait du chariot et, en en faisant le tour, faucha un échantillon de minerai, reprenant du même coup sa tangibilité. Il ne resta visible que l'espace d'un clin d'oeil et, par chance ou grâce à l'obscurité, personne ne s'était rendu compte de sa présence. Nous nous portâmes à l'abri des regards afin de mieux examiner le fruit de son escapade.

« De l'arcanite. affirma-t-il d'un ton péremptoire. Rien que ce fragment vaut plus d'une pièce d'or.

- De quoi payer le barbier qui te débarrassera de ta broussaille buissonnante. railla Ghorus.

- Et même pour le restant de ses jours. renchéris-je.

- Le gisement semble plus prolifique et surtout plus accessible que je ne l'aurais cru. » continuait un Guldin songeur, ignorant nos moqueries. Nous retournâmes sur les lieux du massacre, le coeur bien accroché, mais l'estomac au bord des lèvres. « Ils ont creusé suffisamment profond pour atteindre une veine véritable. commentait notre spécialiste, essuyant et rangeant son fameux cobalt.

- C'est donc là tout ce que recèle cette mine. fis-je, sceptique.

- Ca se pourrait, mais, maintenant que tu m'y fait penser, je soupçonne autre chose.

- Bah voyons... soupira Ghorus, haussant ostensiblement les épaules.

- Yasmine m'a parlé de ce lieu, une fois, poursuivit le nain, sans s'en offusquer, et m'a dit que la légende voulait qu'il abrite une clef de je-ne-sais-quoi, qui avait un rapport avec la fin du monde. Ou était-ce sa genèse ? » Il ne s'arrêta pas à l'air perplexe que Ghorus et moi affichions. « Toujours est-il qu'elle était gardée par des mort-vivants ou autre chose du genre.

- T'as pas l'air d'être bien sûr de ce que tu racontes... intervins-je, plus dubitatif que jamais.

- Au contraire ! s'excita-t-il subitement. C'est une autre babiole des miennes qui me l'a dit. » Il sortit une amulette qui émettait un faible, mais perceptible grésillement. Je me demandai combien de trucs du genre il pouvait bien trimballer. « Ca, ça veut dire qu'ils sont pas très loin, et dans cette direction. Ils ont peut-être déjà été détruits, mais des relents de leur énergie négative subsistent dans les parages. »

Il désigna la branche encore inexplorée. « Tu pouvais pas nous dire ça avant ? s'emporta Ghorus.

- En fait, je viens moi-même de m'en rendre compte. se défendit Guldin, l'air penaud. Et je ne viens qu'à l'instant de faire le lien avec les histoires de Yasmine.

- Allons-y prudemment. tranchai-je. De toute façon, rien qu'à l'odeur, on pouvait se rendre compte qu'il y avait quelque chose de pas net, par là. »

Nous pénétrâmes une fois encore dans le plan éthéré. Cette galerie-là n'était pas éclairée. Nous dûmes compromettre notre discrétion et allumer une torche. Le lieu semblait désert, de toute façon. Guldin prit soin d'examiner les parois afin de déterminer s'il y avait quelque risque d'effondrement. Le tunnel n'était pas sécurisé, mais nous ne risquions pas grand chose, avait-il estimé. Le grésillement de l'amulette se fit progressivement audible, puis gênant, puis insupportable. Nous buttâmes sur le cadavre -quoique ce ne fût pas le terme approprié- d'une sorte de répugnant golem de chair à l'odeur pestilentielle. D'aucuns appellent cela une abomination. D'autres « dépouilles » de mort-vivants parsemaient le sol de la galerie, qui allait s'élargissant. Nous étions sur nos gardes, ne sachant pas à quel danger nous nous exposions et maudissant notre imprudence. Une improbable porte de bronze nous barrait la route. Nous la considérâmes avec circonspection.

« Toutes ces runes ne me disent rien qui vaille. chuchota Guldin.

- Elle a l'air scellée, peut-être magiquement. » approuvai-je. Et je m'en approchai lentement. Le nain me retint par la manche et jeta sa dague sur l'un des battants. Rien de particulier ne se produisit et guère plus lorsqu'il ramassa son arme. Lorsqu'il posa sa main sur ce même battant, en revanche, une puissante décharge le projeta entre Ghorus et moi, jusqu'à l'imposante masse de chair en décomposition qui amortit son atterrissage. « Me voilà propre. » Il ne semblait pas avoir été blessé par le choc, mais tituba en se relevant. Il porta la main à sa tête comme s'il était atteint d'une violente migraine. « Ca m'a fichu le tournis. » fit-il, comme pour nous rassurer. Nous prîmes la résolution de ne pas trop nous approcher de cette drôle de porte lorsque nous le vîmes déverser abondamment le contenu de son estomac. Quoiqu'il eût fait, l'odeur n'aurait en aucune façon pu être rendue plus désagréable qu'elle ne l'était avant notre arrivée.

« Et ta fameuse clef est de l'autre côté, je suppose. soupira Ghorus.

- J'en sais foutre rien ! râla la petite forme couverte de sang. Mais je ne vois vraiment pas ce que ce machin (il désignait la porte de bronze d'un doigt frénétique) ficherait dans ce trou à rat, sinon !

- Quelque chose me chiffonne, le nain. poursuivit le guerrier à la peau sombre, en se frottant le menton. Si l'excavation de ce... trou à rat... est récente, comment se fait-il qu'une galerie ait pu être scellée de la sorte, et contenir des mort-vivants, de surcroît ?

Guldin effaça toute trace de colère sur son visage et se frotta la joue. Il s'essuya ensuite le nez et entreprit de parcourir le tunnel en sens inverse, revenant aux parois qu'il avait déjà sommairement observées.

« Là ! s'exclama-t-il. Regardez. On voit nettement la jonction. La partie en amont a été creusée récemment. La petite cavité dans laquelle nous nous trouvons existait déjà quand les mineurs sont arrivés ici. » Il s'agenouilla, gratta le sol et découvrit quelques gravats. « Il y avait un mur, ici. Ils ont réussi à abattre le mur, mais pas la porte de bronze. Le roc autour est trop épais pour être franchi. En plus, ils ont dû attirer la colère des mort-vivants qui la gardaient...

- Tu sembles oublier que le fléau n'est apparu que récemment. le coupai-je. Les mort-vivants ne pouvaient se trouver là depuis si longtemps. Je crois plutôt que quelqu'un les y a mis et ce, après que l'excavation la plus récente a été faite.

- Quel intérêt ? répondit le nain, en secouant la tête.

- Je l'ignore, et je ne sais d'ailleurs pas qui en est responsable. Mais c'est secondaire. Ce que nous sommes en mesure de supposer, c'est que cette porte de bronze est au moins millénaire et, d'après ce que tu disais, est un accès à une relique que Falleston doit convoiter, celle-ci étant gardée par des mort-vivants d'un autre type que ce que nous avons croisés.

- Pourquoi d'un autre type ? fit Ghorus, haussant un sourcil.

- Ces trucs (je désignai le tas d'immondices en aval) sont animés par la magie du fléau. Mais comme je l'ai déjà fait remarquer, le fléau n'existe que depuis quelques années... Ton amulette, Guldin, réagit à cette magie. C'est donc en quelque sorte une coïncidence si tu as pu détecter des mort-vivants, car s'il y en a bel et bien, ils sont sans doute de l'autre côté de cette porte, et asservis par une magie bien plus ancienne et bien plus dangereuse. Et donc indétectable par le biais de ton collier.

- Pourquoi plus dangereuse ?

- Parce que plus ancienne.

- Ah...

- Bah, en fait j'en sais rien, je disais juste ça pour mettre la pression. Le tout est de savoir ce que l'on fait, maintenant. Peut-on prendre le risque de laisser cette -présumée- relique entre les mains de Falleston ?

- Je crois que nous n'en savons pas assez pour intervenir. dit Ghorus, après un bref silence. L'affaire semble grave. Il faut réunir les Arpenteurs.

- A ce point ? s'étonna Guldin.

- J'ai une très mauvaise sensation lorsque j'approche cette porte. Sharkaine a raison. Il y a quelque chose de puissant là-derrière. De puissant et de maléfique. »

Je ne savais pas s'il fallait prendre ça pour les élucubrations d'un fou ou les visions emplies de sagesse d'un prophète. Cet orc était décidemment bizarre. Mais notre compagnon modèle réduit semblait considérer cette dernière déclaration avec le plus grand sérieux. Chacun de nous semblait profondément enfoui dans sa réflexion, tandis que la petite amulette de Guldin persistait à émettre un bourdonnement stressant. Nous quittâmes donc avec soulagement la glauque galerie, craignant toutefois que le collier n'ait définitivement trahi notre présence. Nous nous glissâmes à nouveau vers le plan éthéré, par prudence, et rebroussâmes chemin, a priori ni vus ni connus. Soudain, des cliquetis métalliques se firent entendre. Nous aperçûmes devant nous l'homme à l'armure dorée, accompagné d'un petit détachement de soldats. Ils n'auraient pas dû nous voir, mais quelqu'un -ou quelque chose- dissipa mon enchantement à cet instant précis.

J'eus un frisson et le réflexe de retenir par le bras mes deux compagnons, qui, ne s'étant rendu compte de rien, continuaient à avancer la bouche en coeur.

« Regardez ce que nous avons attrapé ! lança Angelo, avec arrogance. Encerclez-les ! »

Les gardes se disposèrent autour de notre trio et resserrèrent le étau avec précaution. « Halte ! hurla le guerrier à l'armure d'or. Restez à distance. Aven a dit qu'ils sont plus coriaces qu'ils s'en donnent l'air. Contentez-vous de leur couper toute retraite. » Il traversa la ligne de guerriers et dégaina sa lourde épée avec grâce. « Je me charge d'eux. » murmura-t-il dans ce que la faible lueur des torches révélait comme étant un sourire narquois. Ni le nain ni moi n'étions armés. Nous fîmes de concert un pas en arrière lorsque Ghorus agrippa sa hache et se mit en garde. Angelo fendit l'air de quelques moulinets, pour échauffer ses poignets autant que pour essayer d'impressionner son adversaire. Sa lame luisait dans l'obscurité. En bons amateurs de ce genre de spectacle, les soldats semblaient ravis de la tournure que prenaient les événements. J'imaginais qu'ils devaient aussi parier sur l'issue du combat. L'orc était presque d'une tête plus grand que son adversaire, et plus large d'une épaule au moins si l'on ne tenait pas compte de l'armure. Le regard de l'humain ne trahissait pourtant pas la moindre peur, ni le moindre doute. Les combattants se jaugeaient l'un l'autre, immobiles, se représentant chacun mentalement le duel tel qu'il voulaient qu'il eût lieu. Chacun sortait donc de facto vainqueur dans sa propre version. Pourtant, comme dans tout affrontement, il n'y en a eu qu'un.

Vif comme la foudre, Angelo frappa Ghorus au mollet et virevolta pour parer la contre-attaque. La réussite de son premier assaut semblait avoir renforcé sa confiance. L'orc ignora l'estafilade bénigne et continua de brandir imperturbablement son arme, affichant une volonté de vaincre inébranlable. La passe suivante fut d'une violence inouïe ; l'épée et la hache se heurtèrent dans un fracas monumental qui résonna dans toute la cavité. Angelo était beaucoup plus mobile que son adversaire et pouvait lui infliger çà et là des dégâts mineurs, tout en évitant le redoutable tranchant de la hache. Tirant pleinement parti de son avantage, l'homme en armure d'or poursuivait sans relâche son funeste manège. Mon compagnon se trouvait en mauvaise posture ; j'aurais voulu pouvoir le soutenir, mais cela eût signé mon arrêt de mort ; la pointe de métal appuyée sur mon dos était là pour me le rappeler. Je vis à sa mine que Guldin partageait ma frustration.

Durant trois minutes encore, l'orc et l'humain se livrèrent à une bataille acharnée. Leur talent laissait perplexes les hommes d'armes qui nous encerclaient. Ceux-ci avaient stoppé leurs encouragements et ne perdaient pas une miette du duel. Le rythme commença à s'essouffler ; Angelo était toujours indemne tandis que Ghorus était couvert de plaies, et saignait abondamment. L'homme à l'armure d'or se glissa derrière son adversaire pour lui donner le coup de grâce. Alors que la lourde lame allait s'abattre dans son dos, l'orc se volatilisa. Angelo trébucha et s'écroula au sol sous le poids de son armure. Nous étions tous pris au dépourvu, mais je réagis suffisamment vite pour nous faire disparaître, Guldin et moi. J'avais craint que ma magie ne fût dissipée à nouveau, mais il n'en fut rien. Je n'attendis pas que les soldats aient relevé leur chef pour fuir à toutes jambes, entraînant le nain à ma suite. A la sortie, nous plongeâmes dans les premiers fourrés venus, nous mettant très provisoirement hors d'atteinte. Nous sursautâmes lorsqu'apparut derrière nous la massive silhouette du troisième de la bande. Il était couvert d'un effroyable mélange de sang et de sueur, mais aucune blessure grave n'était apparente sur son corps.

« Je crois que nous devons mettre les voiles au plus vite. fit-il entre deux expirations sonores. Ils ne vont pas nous laisser nous en tirer comme ça. »

J'acquiesçai, sortis de ma cachette en direction de l'entrée de la mine et, faisant appel à mes dernières forces, la gelai intégralement. Au terme de l'incantation, un épais mur de glace barrait la route à quiconque voudrait pénétrer dans les galeries ou en sortir. J'entendis un cri. Une sentinelle m'avait aperçu. Un carreau d'arbalète se planta au sol à quelques centimètres de moi. Un autre cri retentit. D'agonie, celui-là. Ghorus avait exécuté l'imprudent. Je le remerciai d'un signe et nous nous rejoignîmes tous trois à couvert.
« Ca les retiendra suffisamment longtemps. affirmai-je. On peut y aller. »

J'eus la satisfaction en me retournant d'apercevoir Angelo qui semblait essayer de briser la barrière en fracassant son épée dessus. Quelques hommes en arme espéraient l'entamer en la grattant du bout de leur lance. Il allait leur falloir beaucoup, mais alors beaucoup de patience.
Un soir de tempête, alors que tout le clan s'était abrité dans les cavernes du Roc noir, naquit de la soeur du chef des Bloodravens un orc au destin particulier. Les circonstances de sa naissance lui valurent le nom de Sharkaine, « sharka » signifiant en langage des anciens « tourments ». Son nom n'avait pas la connotation péjorative que les humains lui auraient attribuée : il avait pour réel sens « celui qui vainc les tourments ». Le jeune orc grandit sous l'aile de Creog, mentor vieillissant d'un clan voué à l'extinction. Il reçut une éducation spirituelle par ses aînés et un enseignement vaguement martial de la part de son oncle. Sa mère mourut peu de temps après sa naissance, aussi n'en garda-t-il aucun souvenir. On ne s'attache pas trop à sa famille lorsqu'on est orc. On pourrait le regretter. Surtout par les temps de guerre qui avaient cours alors.
Le conflit entre l'humanité et la horde emporta une partie du clan dans le monde des esprits. Les hommes tuèrent Creog, réduisirent en esclavage les survivants. Ce qu'il advint de Sharkaine est assez surprenant. Une loi originale prit son effet cette année-là. Elle stipulait que les jeunes orcs fils d'esclaves qui en semblaient dignes -allez savoir ce qu'on entendait par là...- devaient recevoir une éducation semblable aux jeunes humains. Bien entendu, l'application en fut laborieuse, les contestations virulentes et la mauvaise volonté des institutions rédhibitoire. Mais Sharkaine compta parmi les très rares élus qui accédèrent à ce privilège. Les circonstances de son admission à l'académie militaire et magique de Dalaran restent obscures. On prétend qu'un paysan l'y aurait conduit car il lui coûtait trop cher en nourriture. Le geste était naïf, mais il s'avéra que l'orc possédait des capacités élémentaires de réflexion qui faisaient honneur à son espèce. Par sympathie pour lui ou pour faire bonne figure face à l'inspection royale, ils reçurent l'incongru avec bienveillance.

Bien qu'il gardait encore une certaine rancoeur contre les hommes, Sharkaine apprit à apprécier l'esprit humain et leurs manières. Il ne nourrissait en aucun cas de haine envers eux. Peu conscient de la bonne fortune dont il jouissait, il s'abreuva des sources intarissables de connaissance que l'on mit à sa disposition. Ses rapports avec les autres élèves étaient faussés, mais il n'avait pas trop à subir leur éventuelle intolérance. Il noua même des liens d'amitié avec deux d'entre eux. Le premier qu'il rencontra fut Deir de Crozan, fils d'un célèbre magistrat de Lordaeron ; c'était un jeune garçon juste et droit, un peu taciturne mais au caractère bien trempé. Le second fut Falen von Tesla, fils de la comtesse von Tesla, conseillère à la cour ; son penchant pour l'humour noir et le cynisme pouvait le rendre odieux mais il était de bonne compagnie, drôle et remarquablement intelligent. Tous deux se destinaient à entrer dans l'armée comme officiers supérieurs. Deir se distinguait par sa discipline et son application, tandis que Falen possédait une étonnante affinité avec les arts profanes. A côté d'eux, le jeune Sharkaine faisait figure de mauvais élève, peu habile aux armes et à la magie. Il fut invité à quitter l'école lorsqu'on eut l'impression qu'il ne serait plus utile. Les détails de son expulsion ne sont pas rapportés.

Voilà ce qu'on a pu me dire sur mon enfance. A partir de cet événement, mes souvenirs sont assez clairs, je vais donc reprendre le flambeau et vous compter moi-même ma propre histoire.

Un orc en territoire humain ne saurait être libre. Je fus expédié en geôle, de peur que je ne rejoigne les rangs des peaux vertes. J'appris le lendemain qu'une importante force humaine se dirigeait vers le lieu de mon incarcération. En fait, une bataille entre les orcs et les hommes eut lieu quasiment au-dessus de ma cellule. Une de plus. Ma chance n'avait pas tourné, les miens me trouvèrent et me ramenèrent à leur commandant. Ils ne semblaient pas soupçonner que j'eus pu être une taupe. Ces orcs... tout dans les muscles... L'orc qui avait dirigé l'offensive répondait au nom de Telfavel. Je n'avais pas entendu parler de lui. Je me souviens de la première fois qu'il m'était apparu, assis sur un rocher, arborant un air fier et sévère. Il m'avait considéré de haut en bas et posé des questions déconcertantes. Je n'étais pas le seul dans mon cas. Chaque fois que les orcs gagnaient du terrain, ils récupéraient plusieurs fils et filles d'esclaves. Lorsqu'il me demanda à quoi je pouvais bien être utile, je ne sus que répondre. Mon histoire parlait d'elle-même : j'avais des talents et des connaissances, mais rien que je ne pouvais appliquer à la situation. Il pensait que je pouvais m'engager sur la voie chamanique, car ma science de la nature m'y prédisposait. Il avait plus que raison. J'appris à manier l'énergie spirituelle très rapidement, sous la tutelle des chamanes guerriers de l'armée orque. Si mes dons avaient été remarqués, les connaissances stratégiques et martiales qui m'avaient été inculquées transparurent également et on en fit part à Telfavel. Je devins alors son disciple et bras droit. Nous menâmes une campagne vaste et sanglante à travers le continent. Le bilan en était assez mitigé. Malgré nos victoires, les forces humaines nous opposaient une résistance opiniâtre, si bien que nous finîmes par céder.

Il émergea alors un orc. Après une dizaine d'années de débâcle, les clans se virent rassemblés autour de la bannière du légendaire chef de guerre Thrall. Je n'étais que de deux ans son cadet, et lui semblait porter le destin de notre peuple sur son épaule. Telfavel alla le rencontrer personnellement. Il m'apprit qu'il fallait parfois s'en remettre aux âmes puissantes pour influer sur le cours des événements. Thrall était une de ces « âmes puissantes ». Lors d'une réunion des chefs de guerre à laquelle je n'étais pas convié, mon maître me rapporta que mon clan n'était pas éteint, mais fécond et prêt à se battre. Seulement, ils n'avaient plus de chef, car Creog et son fils avaient été massacrés, comme beaucoup. Les Bloodravens avaient été dispersés durant toutes ces années, mais avaient retrouvé leur identité grâce au seigneur Thrall. D'après lui, en tant que neveu de feu Creog, je devais m'imposer comme nouveau chef du clan. Ainsi fut fait. C'était un peu artificiel à mon goût, mais tout le monde semblait l'accepter avec la joie incomparable qui accompagne la résurrection.

Je fis la rencontre des piliers du clan, parmi lesquels un jeune guerrier du nom de Patte-d'ours, qui devint mon meilleur ami et allié au sein des miens. J'ai songé à concevoir un héritier. Plusieurs femmes passèrent dans ma couche, mais aucune ne parvint à me faire cet honneur. Je dus conclure que le problème venait de moi. Pour éviter que ma réputation n'en pâtisse, on fit croire que le célibat faisait partie de mes principes. Enfin, tout cela est très personnel et bien anecdotique comparé à ce qui va suivre.

Les marches de l'ouest tremblaient toujours sous le coup de la sempiternelle confrontation des forces humaines et orques. Telfavel fut désigné comme responsable de ce front sensible, chargé d'un enjeu crucial. Il me confia la tâche de contourner les lignes ennemies et de le frapper sur le flanc pendant qu'il menait une offensive frontale de plus grande envergure. Le temps jouait contre nous, voyant l'affaiblissement des nôtres et le renforcement des hommes. Sans vanité de ma part, je ne crois pas avoir commis d'erreur tactique. Toujours est-il que mes troupes furent interceptées au col qui marquait la frontière sud avec le Darkshire. Les effectifs des adversaires étaient comparables aux nôtres, si mes souvenirs sont bons. La défaite en fut d'autant plus retentissante. L'offensive de mon mentor échoua, entre autres en conséquence de ma -brillante- absence. Mais je n'étais donc par définition pas là pour en rendre compte. Je fus capturé par l'ennemi après m'être défendu, usant de la fougue de la jeunesse. Les soldats me firent bouler aux pieds de leurs généraux avec le zèle de l'employé qui va recevoir sa promotion. La surprise effaça mon sentiment de déconfiture lorsque je reconnus parmi eux mon ancien ami Deir de Crozan.

Ma figure ne lui revint pas tout de suite. Il fallut pour cela que je m'adresse à lui en l'appelant par son prénom, en y mettant l'intonation avec laquelle je l'avais toujours prononcé. A partir de cet instant, mes rapports avec l'état-major ennemi s'en trouvèrent sensiblement améliorés. Les retrouvailles ne furent pas chaleureuses, mais il me revient une émotion relativement forte lorsque j'écris ces mots. J'appris que Deir avait poursuivi comme il se devait son cursus militaire, et était devenu chevalier Capitaine du royaume. C'était un grade élevé pour un homme de son âge, du peu que j'en savais. La sagacité dont il avait fait preuve lors de la bataille en avait suggéré suffisamment sur ses talents de stratège... Les négociations furent rapides. En fait, il n'y eut pas la moindre palabre. Deir se chargea lui-même de m'annoncer ma libération non conditionnelle. J'ai trouvé cela assez délicat. Je me souviendrai éternellement de sa loyauté. Peut-être fus-je le seul prisonnier de guerre épargné de toute l'histoire d'Azeroth. Que la Terre mère guide son esprit vers la félicité perpétuelle.

Rentrer déçu, défait et dépité ne me fut pas facile. Mais il me fallait revenir au camp orc. Pour en avoir le coeur net. Pour la Cause. Pour l'Honneur. J'étais au parfum de la dérouillée essuyée aux Marches par Telfavel de par l'euphorie qui s'était emparée de l'armée humaine la veille. Je m'attendais au pis. Lorsque j'ai retrouvé les miens, l'accueil fut un peu rude. On me jeta des quolibets dont je n'aurais pas affublé mes ennemis les plus méprisables. J'avais néanmoins des partisans -Patte-d'ours en était- qui calmèrent un peu le jeu. Le maître chamane vint me saluer calmement, froidement, mais sans signe de reproche. Il ne voyait pas les choses à la manière des autres : il était trop préoccupé par les retombées de sa défaite pour chercher un idiot à blâmer. Notre seule porte de sortie restait le Darkshire. Nous devions réunir nos troupes exsangues et frapper le plus tôt qu'il serait permis.

La fortune ne nous abandonna pas. Sitôt fus-je rentré qu'une compagnie de trolls des bois se joignit à notre cause. En vérité, c'était Thrall qui les avait dépêchés pour garnir le front nord. Parmi eux, un jeune combattant très prometteur et très rusé du nom de Ragon. Lui et une petite escouade furent rattachés à mon régiment. Cette aide était plus que bienvenue dans la mesure où j'avais perdu de nombreux guerriers Bloodravens lors de mon précédent coup d'éclat. La première occasion de ma vie me fut donc offerte de papoter avec des -étranges- trolls. Visiblement, il s'agissait d'une offre à saisir rapidement, puisque nous partions le lendemain au combat.

Un proverbe orque dit en substance « on ne change pas une tactique qui perd ». Sous-entendu : peu importe la manière dont on s'y prend, c'est la force -et rien que la force- qui compte. Nous appliquâmes donc avec assiduité et zèle ce vieil adage stupide. Je devais contourner les rangs humains pour les attaquer à revers. Que se passa-t-il alors ? Une embuscade inopinée des troupes humaines. Les canailles. Je me voyais déjà me prosterner au pied du commandant d'en face. Dans la panique, je donnais quelques ordres. Juste le temps de me calmer et de me rendre compte que les trolls s'étaient évanouis dans la nature. Les couards. J'avoue que j'y avais pensé. Le premier à avoir des nouvelles fut sans doute un humain, puisque nous pûmes entendre des hurlements guerriers provenant de l'arrière-garde ennemie. Les énergumènes à longues oreilles fondaient sur l'armée adverse, taillant des coupes claires dans ses rangs et scellant l'issue de la rixe.

Conformément à mes directives, on m'amena l'état-major adverse vivant. Ou au moins une partie. J'eus donc devant moi de valeureux officiers, y compris mon vieil ami Deir. L'ironie du sort. J'avais refusé aux trolls l'occasion d'exécuter les prisonniers, comme nous en avions coutume. Mon honneur me dictait de relâcher ces hommes. Je le leur promis donc, bien que je dusse provisoirement les garder, afin de les mener devant mon supérieur. Le temps pressait, je devais rejoindre au plus vite le gros de la troupe.

Telfavel mit l'armée humaine en déroute. L'éclat de cette victoire essuya l'amertume de notre récente déculottée. Ni lui ni moi ne nous leurrions cependant sur la précarité de notre situation. Les orcs s'étaient tout au plus offert un répit. On nous envoya un émissaire pour discuter du sort des prisonniers. Nous exigions évidemment le retrait des forces humaines, ce qui ne semblait pas pouvoir se négocier. Je persuadai Telfavel de relâcher nos pensionnaires, lui expliquant mon aventure. Chose serait donc faite le lendemain. L'émissaire nous quitta la bouche en coeur, non sans nous avoir mis en garde sur l'importance de la parole donnée. Ce fut une terrible erreur de laisser passer la nuit.

Je me réveillai en sursaut au râle de l'homme qu'on égorge. Je sortis en catastrophe de ma yourte pour rejoindre l'origine du boucan. C'était la tente des prisonniers. Trolls de malheur. Je surpris Ragon et ses compagnons d'arme en train de trancher les gorges. J'étais suivi par des hommes du clan qui forcèrent les assassins à se désarmer. Je courai parmi les corps inanimés et finis par trouver la dépouille du Capitaine Deir de Crozan, l'ami qui avait su me prouver de la plus belle manière sa loyauté. Tristesse et colère se mêlèrent en moi en une véhémente tourmente. Mon regard croisa celui de Ragon. Malgré ses airs de jeune dur et invulnérable, il en frémit de crainte. Je les fis mettre aux fers, lui et sa clique, en attendant de retrouver mon calme.

Au matin, l'affaire s'ébruita. Telfavel me somma d'enquêter sur les motifs du meurtre. Je ne me faisais pas d'illusions. Comme d'habitude. Cet acte était belliqueux, non réfléchi et délinquant. Un tel manquement à la discipline exigeait une sanglante et expéditive exécution en règle, sans autre forme de procès. Je fis donc venir les condamnés sur un espace dégagé, entouré de mes guerriers. Les trolls affichaient tous, sans exception, un visage résigné et impassible, comme s'ils étaient certains du sort qui leur était réservé. On prit les dispositions nécessaires à la sentence. Avant que l'irréparable ne soit commis, ma part de curiosité me fit demander à Ragon ses raisons. Lui plus que tout autre avait adopté une posture fière, paraissant presque inébranlable. Un silence succéda à ma question. Il me répondit cette phrase que je n'aurais pas oubliée : « Shuga ne'ke gobba ». Je ne parlais pas le troll, alors. Je crus à une insulte. « La mort n'est pas un châtiment ». Ce dicton signifie que l'on ne fait pas expier une faute lorsque l'on ôte au coupable toute chance de rédemption. Ce serait comme couper une fleur pour éviter qu'elle se fane. Artificiel et dérisoire. Toujours est-il que cela put infléchir ma décision, et, bien que je n'y avais rien entendu, j'eus l'impression -ou est-ce a posteriori ?- de saisir cette ultime parole. Je proposai alors cette alternative : « Si le rachat vous tente, soyez à l'inconditionnel service de mon clan jusqu'au crépuscule de vos misérables vies. Ainsi vous laverez l'affront et verrez votre honneur restitué. » Une rumeur s'éleva des orcs qui nous entouraient. Ma proposition les avait-elle choqués ? Ragon se redressa de toute sa hauteur et se tourna vers les siens. Certains se fendirent d'un signe d'approbation discret. D'autres semblaient toujours attendre avec résignation leur inéluctable fin. Ils acceptèrent mon offre, prêtèrent serment.

On me fit des reproches virulents, critiqua ma magnanimité, loua mon audace. Telfavel ne fit aucun commentaire. Je n'ai jamais su ce qu'il en avait pensé. Le devenir du clan me porte à croire que j'avais su saisir une bonne occasion. De celles qui confortèrent ma place de chef des Bloodravens, jusque là un peu précaire et artificielle. Sur le moment, on ne me laissa pas le temps de m'en réjouir. Au soleil couchant, voyant que leurs otages ne revenaient pas, les humains prirent d'assaut le campement. Le rapport des forces aurait rendu dérisoire toute résistance, nous prîmes donc la fuite, en lâches avisés que nous étions. Nous ne pûmes toutefois éviter le massacre. Femmes et enfants furent les premières victimes de l'offensive furieuse. Parmi les huit clans présents au départ, il n'en resta que cinq, à l'exception de quelques rescapés isolés. Les Bloodravens avaient subi de lourdes pertes. Nous réussîmes tant bien que mal, au prix de douloureux sacrifices, à nous porter hors d'atteinte des forces ennemies. Je perdis la trace de mon mentor et ami Telfavel.

La campagne dura jusqu'à l'apparition du fléau en Lordaeron. Les humains avaient d'autres chats à fouetter. Quant à Thrall, il avait le projet de nous emmener vers une sorte de Terre promise, afin d'y rebâtir notre civilisation. Mon but ultime devint de conduire les survivants de mon clan à la cité naissante d'Orgrimmar. Notre Odyssée fut longue et dense en péripéties de petite envergure. Ces épreuves soudèrent fortement le clan, y compris les brigands trolls qui nous accompagnaient, nous sauvant couramment la mise dans des situations difficiles. Ragon devint un précieux ami. A ce propos, j'appris que mon dernier camarade humain avait été emporté par le fléau qui dévastait le nord, durant la bataille de Dalaran. Un prince humain corrompu du nom d'Arthas avait fait tomber la cité des mages. Falen von Tesla n'était plus. Avec lui s'écroulait le dernier vestige de mon ancienne vie. Rien ne me retenait plus sur ce continent. La suite... je l'écris déjà...
Vigilance avait quitté Goldshire trois jours avant les sanglants événements de Béatitude. Autant dire qu'elle était arrivée à Theramore au même instant, par la voie de l'éther. A son arrivée dans la cité-refuge, elle fut accueillie comme l'exigeait son rang -je l'ignorais alors, mais elle avait appartenue à une famille de l'ancienne noblesse de Lordaeron- mais sans grande pompe. Son extraction lui procurait respect et distance de la part des soldats. Bien que ses aïeux fussent tous réduits à l'état de cendre, Vigilance continuait à porter l'étiquette. C'était en un sens méritoire, tant le chaos engendré par le fléau avait fait s'effondrer les valeurs et les traditions de ce royaume.

Jaina en personne s'était portée à sa rencontre. Les deux femmes semblaient de loin presque bonnes amies. En réalité, elles n'avaient en commun que leurs intérêts et leur beauté. Toutefois, elles se supportaient courtoisement, se respectaient mutuellement et allaient peut-être parfois jusqu'à s'apprécier. Jaina arborait une simple robe bleu ciel et avait détaché ses longs cheveux blonds. Sa tenue tranchait nettement avec la livrée noire et pourpre, les bottes et les gants de cuir sombre de son hôtesse. La magicienne de la lumière et la prêtresse de l'ombre. L'ange et -un joli démon, certes- le démon. L'allégeance spirituelle de ce dernier était bien connue : la déesse Kadi était réputée en Lordaeron pour être cruelle et impitoyable, et son culte à cette image. Les dévots de cette déesse étaient considérés avec la plus grande méfiance et les quelques sectes d'adorateurs publiquement reconnues étaient étroitement surveillées par la milice. La superstition des gens du commun les portait fréquemment à accuser celles-ci des crimes qui ne trouvaient pas rapidement de motif. Bref, les deux femmes faisaient chat noir chat blanc sur le parvis de la citadelle.

Les visites de Vigilance n'étaient jamais futiles. Sa noblesse ne pouvait la contraindre à des mondanités qui lui auraient fait perdre du temps. La jeune archimage le savait et l'emmena sans plus attendre dans ses appartements, prétextant une urgence d'ordre privée. Nul se serait risquer à essayer d'en apprendre davantage. Une fois isolées, non dans une chambre mais dans un laboratoire scellé à l'abri des oreilles indiscrètes, les deux femmes prirent place dans de profonds et confortables fauteuils, au bord de la cheminée.

« Je te dois bien un rapport. lança Vigilance, sans ambages, en fixant la lueur des flammes.

- Eh bien je t'écoute, soupira Jaina, car j'imagine que tu es pressée, comme d'habitude.

- Je compte bien être ton hôtesse pour la nuit. Mais Arpent oblige, le travail passe avant tout. Le nouveau est arrivé. Il va falloir un certain temps avant qu'il atteigne le niveau de Telfavel, mais je dois avouer qu'il a des dispositions.

- Ah oui ? Ai-je une chance de le connaître ?

- Sharkaine. Ca te dit quelque chose ?

- Non. Mais je suppose que tu ne t'es pas déplacée pour me dire ça.

- Oh si, je passais pas loin et je me suis dit : pourquoi ne pas passer souhaiter le bonjour à ma vieille copine Jaina, ça fait si longtemps !

- Très amusant. La suite ?

- Du nouveau à propos de Félicité. murmura Vigilance, l'air grave. J'ai essayé de te trouver à Stormwind pour te le dire, mais tu étais déjà repartie. Le plus tôt aurait été le mieux. On a attrapé une petite fripouille à la solde de la guilde, et elle ne savait pas grand-chose. Mais j'ai examiné plus profondément son esprit et je flaire le pis. Je crois pouvoir déduire des éléments en ma possession que Félicité va tenter quelque chose contre le roi de Stormwind, mais je ne sais quand ni comment. Comme d'habitude, je n'en ai rien révélé aux autres pour ne pas affecter leur jugement, mais j'ai envoyé Decazan infiltrer la guilde. Je dois le retrouver demain, et ce qu'il m'apprendra risque d'être crucial.

- Alors pourquoi ne pas avoir attendu son rapport pour venir me voir ?

Vigilance prit l'air inquiète et enfonça son regard dans le foyer ardent de la cheminée. « Si ce qu'il me dit conforte mes hypothèses, il sera déjà trop tard pour agir. Je te mets au courant maintenant pour que tu te prépares à faire échec à leur plan.

- J'espère que tu ne cries pas au loup pour rien. fit Jaina avec une moue sceptique.

- Ne m'en crois pas capable. Je compte également sur toi pour avertir les conseillers du roi dans les plus brefs délais. Ils soupçonnent peut-être déjà quelque chose. Je ne peux pas m'en charger moi-même puisqu'ils ne connaissent pas mon existence.

- Si ce que tu subodores s'avère, la situation est grave.

- Contente de te l'entendre dire.

- Mais j'ignore de quelles ressources notre ennemi dispose, comment puis-je espérer lui faire face ?

- D'autant que la situation est plus complexe, l'interrompit la prêtresse, la ligue d'Aven Falleston est sans doute impliquée, elle aussi.

- La ligue de... ?

- Je t'en avais parlé la dernière fois. Falleston est un agitateur connu depuis quelques mois pour être le second de Félicité. On ne sait pas grand-chose de lui, sinon que personne ne semble beaucoup plus renseigné que nous à son propos. En tout cas, il a fondé une ligue d'aventuriers, totalement illégale, et a déclaré la guerre à la Horde. Ce sont eux qui ont pris la côte de Zoram.

- Zoram ? Ah, oui, j'étais au courant, mais je n'avais pas fait le lien.

- Ca, c'est mon travail. Avec le nombre de lien que j'établis par jour, on pourrait croire que je suis tisserande ou couturière.

- Tu n'y connais rien en couture. »

Les deux femmes s'esclaffèrent. Ni l'une ni l'autre n'avaient de temps à consacrer à de telles activités. Pas qu'elles n'eussent rien d'intéressant à offrir, mais elles n'étaient malheureusement pas à l'ordre du jour, car non compatible avec la quantité de travail à abattre par ces temps agités. Jaina avait beaucoup à faire en termes de diplomatie avec les orcs, si elle voulait que les relations qu'ils maintenaient ne dégénèrent. Elle accusait sa fatigue à travers ses cernes et les quelques rides qui commençaient à marquer son front. Vigilance la soupçonnait même d'user de magie pour se maintenir dans la meilleure forme possible, tout en ne dormant que cinq heures par nuit. Cette femme prenait sur elle, et ne voulait rien en laisser paraître. « Or donc si cette fameuse ligue et Félicité sont de mèche dans ce complot, quelle menace cela représente-t-il, au juste ? poursuivit Jaina, reprenant son sérieux.

- Une bonne centaine d'aventuriers expérimentés, voire plus. De quoi faire trembler la garde de Stormwind. Cela doit faire longtemps que Falleston rassemble les meilleurs guerriers dans ce but. Ils sont à prendre au sérieux, ne serait-ce parce qu'ils pensent réussir leur coup. Mais nous avons l'initiative.

- En parlant d'initiative, as-tu une idée quelconque de ce que nous pouvons faire ?

- Hum... Mon conseil professionnel serait de simplement avertir les proches du roi. Mais en toute franchise, je doute que cela suffise. Nous devons rassembler une force pour les contrer, le cas échéant. »

Jaina tenait son menton entre le pouce et l'index, la figure traversée par l'inquiétude et la réflexion. Vigilance se leva et se porta à la fenêtre, comme si contempler la mer pouvait la rendre plus lucide.

« Je... je ne peux rien faire. repris l'archimage, après une petite minute de silence. Je ne peux pas donner d'ordres si importants avec si peu de preuves.

- Fais-moi confiance.

- Ca je le peux, mais, à Stormwind, ils ne me croiront pas, tu le sais bien.

- Le reste ne me regarde pas, Jaina. »

Un long silence s'installa. Vigilance laissa son hôtesse bien préoccupée. Les deux femmes n'effleurèrent plus le sujet de la soirée, ni le lendemain, lorsque la prêtresse repartit. En cette douce matinée d'automne, Jaina scrutait l'horizon à sa fenêtre.

« Il me faudra voyager jusqu'à Storwind, murmura-t-elle au vent, et résoudre enfin cette affaire de ligue illégale. J'ignore ce que tu manigances, Vigilance, mais au moindre faux pas, il faudra que je prenne des mesures, sans quoi les Arpenteurs risquent de devenir eux-mêmes une menace... »
Vigilance se matérialisa à au nord-est du Darkshire, non loin d'un refuge pour les marchands itinérants. Une lanterne éclairait les bois ténébreux autour du modeste établissement. Un mercenaire surveillait les alentours, vérifiant qu'aucune menace n'approchât. Il sembla prendre peur lorsqu'il se retourna et aperçut la sombre prêtresse à trois mètres de lui. Avec sa houppelande noire, elle semblait être issue des mêmes cauchemars que les créatures qui hantaient l'endroit. L'homme en arme brandit bien haut son fauchard, menaçant l'immobile silhouette qui lui faisait face. Vigilance ôta sa capuche.

« Calmez-vous, fit-elle, le plus amicalement du monde, je cherche juste un endroit où me reposer en toute sécurité.

- Arrière, créature de la nuit !

- Comment as-tu deviné ? répondit-elle avec un sourire.

- Une dame ne se promènerait jamais seule dans un endroit pareil ! Arrière, ou je t'embroche, créature de la nuit ! »

La prêtresse haussa les épaules, leva un bras. Un éclair lumineux s'échappa de sa paume ouverte et le mercenaire s'écroula, paupières closes. Vigilance abandonna le corps de l'homme à la nuit et à ses terribles enfants, puis remit son capuchon avant d'entrer dans l'auberge.
Tous les regards se portèrent vers la nouvelle hôtesse du lieu. Dans un lieu comme le Darkshire, tout est objet de circonspection. L'aubergiste essuyait nerveusement de la verrerie déjà propre, tandis que ses serveuses vinrent se réfugier derrière le comptoir. Tout le monde suivait les mouvements de l'inconnue. Cette dernière s'assit en face d'un vieux gnome, qui n'avait pas bougé de l'après-midi. Il ne bougea pas plus alors. Les regards finirent par se détourner, lorsqu'on vit les deux individus s'échanger quelques mots. Ils ne parlaient cependant pas assez fort pour être entendus d'un tiers.

« J'ai du nouveau. murmura le lutin. Du sensationnel, je dirais même.

- Je suis tout ouïe. soupira son interlocutrice.

- Avant tout, je tiens à te dire que ton intuition était presque bonne.

- Presque ?

- L'heure est grave. Félicité prévoit de faire un coup d'état à Stormwind après-demain.

- Tu veux dire Falleston ?

- Non. Justement, c'est là que tu t'étais trompée. La Ligue de l'Eclat ne prendra pas part à l'opération. Visiblement, il y a des dissensions au sein de Félicité, entre Falleston et Gafgarion, le chef de la guilde, à ce que j'ai compris.

- Que voilà d'intéressantes informations... Gafgarion, tu dis ? Ca ne me dit rien. Ce doit être un nom d'emprunt.

- Ils ont baptisé leur plan « Béatitude », comme s'il s'agissait d'un moment de pur bonheur. Tu parles ! Des centaines d'innocents vont être massacrés.

- Mais si Falleston et sa Ligue de l'Eclat ne soutiennent pas ce mouvement, leurs effectifs sont dérisoires. Ils ne représentent plus une menace.

- En tout cas, il n'avait pas l'air de bluffer.

- Très bon travail, Decazan. Nous pouvons encore éviter le pis, grâce à toi. »

Vigilance s'apprêtait à quitter l'endroit aussi vite qu'elle était venue, mais le gnome la retint par le bras. Son regard pétillait d'une lueur de malice qu'elle ne connaissait que trop bien.

« Tu as encore quelque chose à dire ? s'étonna la prêtresse.

- J'avais gardé le meilleur pour la fin. Assieds-toi bien. »

Ainsi fit-elle.

« J'ai découvert l'identité de Falleston. poursuivit le petit être.

- Surprends-moi.

- Falen. »

Vigilance sursauta et attrapa le gnome par le col.

« Oserais-tu te moquer de moi ? fit-elle d'une voix surnaturelle qui attira l'attention sur leur petite tablée.

- Non. répondit Decazan, imperturbable. C'est bien trop grave. »

L'humaine reposa son interlocuteur sur sa chaise et fixa d'un regard sombre les inconscients qui continuaient à l'observer avec trop de curiosité. Ils se détournèrent un à un sans insistance.

« Falen est mort. Enfin, il est détruit, je veux dire. Telfavel y a veillé.

- Je le croyais aussi. Mais on aurait dit qu'il était vivant à nouveau. Vraiment vivant, je veux dire. On aurait dit qu'il n'avait pas plus de trente-cinq ans.

- Ce scélérat. Jamais je n'aurais cru qu'il puisse s'agir de lui. Tu es sûr de ce que tu avances ?

- Certain, opina le gnome, je ne me serais pas trompé. Mais je n'ai pas réussi à cerner ses intentions.

- Qu'a-t-il fait ?

- Rien de spécial, mais son discours appelait plutôt au pacifisme. Il souhaite que sa ligue gagne en influence par des moyens non violents. Visiblement, il est intéressé par le pouvoir.

- Ca ne m'étonne pas. A partir de maintenant, nous avons un avantage sur lui. Nous connaissons notre ennemi, alors qu'il ne nous soupçonne pas encore d'être sur ses traces.
- Euh... C'est-à-dire que...

- Ne me dis pas que tu t'es fait repérer. le coupa Vigilance, d'un ton glacial.

- Malheureusement... Mais il devait bien se douter que nous nous intéresserions à son trafic.

- Je vais me retenir de te hacher menu pour cette fois.

- Tu es trop bonne, Ô grande prêtresse de Kadi.

- Ravale tes sarcasmes. En attendant, nous devons faire barrage à Béatitude. J'aurai besoin de ton aide. Nous passerons la nuit ici. Ensuite, nous irons chercher Zenithi et Guzman.

- Tu crois que ça va suffire ?

- De toute façon, nous n'avons pas le choix. Les autres sont en mission, et je ne peux pas aller chercher tout le monde dans le laps de temps qui nous reste.

- Cecil peut nous aider.

- Il est à Zoram.

- Pour éviter le pillage de la région par les aventuriers de l'Alliance ?

- Oui, et pour faire barrage à la ligue de Falleston, enfin... de Falen.

- La Ligue de l'Eclat...

- Certes. Bon, je dois me reposer jusqu'à recouvrer mon énergie. Nous discuterons plus tard. »

Vigilance trouva l'aubergiste, lui lança un écu et monta l'escalier, une petite serveuse se pressant à sa suite, une clef de bronze à la main. Decazan finit tranquillement de siroter le contenu de son verre. Il se disait que depuis le départ de Telfavel, l'Arpent était devenu un peu désuni. Depuis combien de temps n'avait-il pas vu les autres membres ? A part Yasmine, sa femme, Vigilance était le seul Arpenteur qu'il lui avait été donné de voir en deux mois. Leur chef tenait à avoir des pions partout. Mais, dispersé, l'Arpent était-il aussi efficace ? Au train auquel les choses bougeaient, il n'allait pas le rester longtemps. Béatitude était un événement sans précédent dans l'histoire d'Azeroth. Une poignée de gardiens zélés pouvait-elle faire face à un tel bouleversement ?

Le gnome fut tiré de ses réflexions par l'entrée fracassante d'un imposant guerrier. Malgré sa cape, il le reconnut aussitôt. L'homme scruta chacun des occupants de la pièce et son regard s'arrêta nette sur la petite silhouette de Decazan. Il avança ensuite lentement et lourdement vers sa table, comme entièrement focalisé sur son objectif. Le gnome leva les yeux vers lui lorsqu'il fut suffisamment proche pour qu'on distinguât ses traits.

« Je dois être bien important à tes yeux, pour que tu m'aies pisté jusqu'ici... entama le gnome, avec un léger rictus.

- L'ours prudent ne lâche jamais sa proie. répondit l'homme. J'ai failli à mon devoir en te laissant entrer, hier. Je viens donc réparer mon erreur. »

Il prit bruyamment place en face de son interlocuteur, comme pour faire comprendre sa détermination. Tous deux observèrent un moment de silence. Decazan finit sa chope dans une ultime gorgée. Il fixa ensuite l'individu dans les yeux et dit :

« Tu n'es pas à la hauteur, Jason. A ton avis, pourquoi ton maître n'a-t-il pas ordonné qu'on me poursuive ?

- Comment... comment le sais-tu ? hésita l'autre. Quel rapport as-tu avec Falleston ?

- C'est une longue histoire... Ton maître t'as-t-il parlé de moi ?

- Euh... Il a dit un truc du genre « je me doutait bien qu'il se mêlerait de mes affaires un jour ou l'autre », si je me souviens bien. Qui es-tu, Decazan ?

- Un espion, Jason, un espion...

- Pour le compte de qui ? Et pourquoi avoir donné ton vrai nom, si c'est le cas ?

- Ah ! C'est embêtant, rougit le gnome, je fais toujours cette erreur ! Mon chef m'a déjà réprimandé pour cela.

- Ton chef ? Qui est-il ? Si tu parles, tu auras peut-être la vie sauve. »

Decazan se retint d'éclater de rire devant la mine si déterminée de l'humain. Aussi bon guerrier qu'il fût, il n'avait aucune chance de repartir vivant d'ici.

« Dans ce cas, allons régler ça dehors, si tu veux bien. »

Jason acquiesça, visiblement sûr de lui. Les duellistes se levèrent, parfaitement synchrones. Synchrones toujours, ils remirent leur capuche, empruntèrent la sortie. Tous les regards étaient braqués sur eux. Un jeune homme voulut les suivre, mais un seul cou d'oeil suffit à l'en dissuader. Dans les ténèbres du Drakshire se faisaient donc face Decazan et Jason. L'épée géante de l'humain sauta entre ses mains, tandis que le gnome dégaina les deux courtes lames qui pendaient à sa ceinture.

« Je te présente Lazell et Linaell. fit-il, brandissant et faisant tournoyer ses armes jumelles. Peu nombreuses sont les créatures qui peuvent se targuer de les avoir vues et d'y avoir survécu.

- Arrête tout de suite ces fanfaronnades, vilain farfadet.

- Tu te souhaites peut-être une mort plus sobre, mais je prends garde à ce que chacune de mes victimes trépasse avec les honneurs qui lui sont dus. Prends cela pour de la considération, l'ami.

- Tu t'étoufferas bientôt dans ton sang et ton arrogance.

- Je me souviendrai de toi, l'ours prudent. »

Trois secondes suffirent. Trois secondes et quatre passes. La gorge tranchée par Lazell, Jason s'écroula face contre terre sur le chemin boueux.

« Pas si prudent que cela. » murmura Decazan, essuyant sa lame et fermant les yeux de son adversaire. « Repose en paix. »

Le gnome retourna dans l'auberge, jeta à son tour un écu à l'aubergiste, l'air maussade. Enlever la vie d'un homme courageux n'avait jamais été un plaisir, pour lui. Mais il n'avait pas eu le choix. On n'a jamais le choix. Il n'était pas comme ces assassins professionnels qui comptaient leurs victimes et mesuraient leur compétence à l'aune du sang qu'ils avaient versé. D'abord parce qu'il ne tuait pas pour l'argent, et surtout parce qu'il n'aurait jamais pu évaluer le nombre de ses victimes, ni la quantité de sang qu'il avait répandu. Il aimait à penser que le jour où la mort devrait verser un dividende à ses actionnaires, il serait plus riche qu'une nation.

Guzman et Zenithi avaient remonté toutes les filières de cette ordure de Zeos, jusqu'à la dernière caisse de marchandise. Le trafic démantelé, leur travail en ces lieux sinistres était achevé. Ils avaient bivouaqué aux abords du village le plus proche, afin de ne pas être trop repérables. Malgré les recommandations du druide elfe, la jeune femme avait dissuadé tous les fouineurs de s'aventurer vers leur campement en truffant la clairière de pièges divers. Leur système d'alerte devait d'ailleurs fonctionner au poil, puisqu'ils retrouvèrent un matin leur prêtresse préférée pendue par le pied sous un chêne, accompagnée par Decazan. Ce dernier pouffait de rire, tandis qu'elle croisait les bras, l'air indignée, une leur d'intense colère profondément incrustée dans ses yeux noirs.

« Tu viens prendre la collation avec nous ? lui lança Zenithi, un sourire moqueur aux lèvres.

- Détache-moi immédiatement. » répondit l'intéressée. Son ton était aussi calme et aussi glacial que le grand nord. Les trois autres s'exécutèrent, ne pouvant retenir quelques gloussements.

Assis tous les quatre au milieu de la clairière, ils se sustentèrent frugalement avec les moyens du bord, c'est-à-dire quelques prunes, du lard et du pain rassis. Affamée par son périple, Vigilance n'avait pas encore dit un mot, sauf pour demander qu'on lui envoie un bout de pain. Elle fusilla la demi-elfe d'un regard assassin.

« Y a pas à dirre, fit Guzman, dès qu'on est quatrre, le rrepas est bien plus chaleurreux.

- En parlant de chaleur, je peux vous garantir que ça va chauffer ! s'énerva Vigilance.

- Pour la dernière fois, je te prie de m'excuser ! soupira Zenithi.

- On verra. Quelque chose d'important se trame à quelques lieues d'ici. Béatitude, ça vous dit quelque chose ? »

Avant que les deux personnes larguées n'aient eu le temps de s'échanger un regard perplexe, la prêtresse leur présenta l'état actuel de ses connaissances. Elle ne put s'empêcher un petit rictus à l'annonce de la véritable identité de Falleston, sachant quelle réaction cela allait susciter. Si Zenithi l'avait à peine connu, Guzman, lui, l'avait côtoyé durant plus de deux ans, tout comme Decazan, et la plupart des autres.

« Et comment comptes-tu agirr ? » demanda l'elfe à la barbe verte.

Vigilance haussa les épaules.

« On peut se faire passer pour des membres de Félicité, des fidèles de Gafgarion. intervint Zenithi. Il suffit d'en trouver quatre, de leur subtiliser leur tabard...

- Subtil ! ironisa la prêtresse. Et après ?

- Après, on fait ceux qui ont pas compris où ça se passait et on les zigouille tous ! »

- D'accord. Quelqu'un a-t-il une vraie solution ? »

On pouvait entendre les mouches voler.

« Bon, voilà ce qu'on va faire. soupira Vigilance.

- Pourquoi tu nous demandes des idées si t'as déjà tout prévu ? la coupa Zenithi.

- Premièrement parce que je n'ai aucun moyen de savoir si j'ai véritablement tout prévu. Et pour vous faire comprendre pourquoi je suis le chef, deuxièmement. Il semble en effet que je sois la seule à savoir établir un plan d'action cohérent.

- T'y vas un peu fort. lâcha nonchalamment Decazan.

- Je plaisante, je plaisante, mais si on laisse faire l'autre folle, ça se termine en bain de sang. Je vais être claire. Trente à quarante aventuriers d'une trempe comparable à la nôtre se dirigent en ce moment vers Stormwind avec la ferme intention de faire leur fête au roi et à ses conseillers. Jaina est probablement à la capitale en ce moment même, afin de convaincre ces derniers de l'imminence du danger. Le clash risque d'être d'une ampleur très importante. Notre seule chance d'éviter la catastrophe est de disperser leurs forces avant qu'elles n'atteignent Stormwind.

- Mais une partie risque d'être déjà à Stormwind. remarqua le gnome.

- C'est juste. Ils seront peut-être un peu moins nombreux. Zenithi, je compte sur tes compétences pour trouver leur groupe. Nous les attirerons dans un piège à l'aide de Jaina. Guzman viendra avec toi. Pendant ce temps, Decazan et moi seront à Stromwind même afin d'empêcher le complot de se réaliser.

- Et Jaina ? demanda la demi-elfe. Où est-elle ? Comment prendrons-nous contact avec elle ?

- Elle me retrouvera à Stormwind dès ce soir pour les préparatifs.

- Mais Félicité rrisque de se rrendrre compte de quelque chose... intervint Guzman.

- Ce sera très discret. J'aurais bien aimé que nous fussions plus nombreux, mais c'est hélas impossible. Mes amis, cette crise est sans aucun doute la plus grave qu'aient connue les Arpenteurs. Nous verrons bien si les grands de ce monde ont été sages de nous rassembler. »
Personne n'osa rien ajouter à ces paroles. Elles résonnèrent dans l'esprit de chacun jusqu'à en épuiser leur sens. C'est en quelque sorte une satisfaction d'avoir l'occasion de savoir enfin si ce pour quoi on a sacrifié le reste de sa vie a une raison d'être ou non. Ca donne une signification aux actes les plus désintéressés et à tout ce en quoi on a pu croire jusqu'alors. Si les idéaux ne meurent pas, chaque être a le droit d'être convaincu qu'il se bat pour quelque chose. Ce que je décris là est exactement l'état d'esprit dans lequel les quatre compagnons se trouvaient.

« Mes excuses, fit Vigilance, comme pour briser un silence trop profond, mes paroles ne se voulaient pas si solennelles.

- Pour moi, c'était un encouragement. murmura Decazan. Advienne que pourra.

- Advienne que pourrra. ajouta Guzman, avec enthousiasme.

- En route pour Stormwind. »
La petite troupe avançait à vive allure. Les individus qui la composaient avaient une condition physique hors du commun, due à leurs années d'expérience dans l'aventure. Jezebeth commandait à pas moins de vingt-sept guerriers, mages, prêtres, roublards, éclaireurs, archers et autres combattants en tout genre. Elle se faisait néanmoins un peu de souci pour la suite des événements. Les troupes de Falleston auraient déjà du les rejoindre avant le Goldshire. Ce n'était pas bon signe. Peut-être étaient-ils déjà devant, proches de la capitale et prêts à agir. Penser à la bataille à venir lui procurait une certaine excitation. Elle passa une main dans ses cheveux châtain pour dégager sa figure.

« Jezebeth ? »

C'était Foster qui l'avait interpellée. Foster, dit le furet, le célèbre voleur.

« Oui ?

- Tu as l'air songeuse. C'est pas le moment de s'endormir.

- Ca, je suis au courant. répondit-elle sèchement. C'est tout ce que tu avais à me dire ? »

L'homme en armure de cuir sombre se fendit d'un sourire.

« De bonne humeur, à ce que je vois... bon... Sorsha a repéré une sentinelle, en poste à quelques lieues au nord.

- Ce n'est pas normal. s'inquiéta Jezebeth. Que fait une sentinelle ici ?

- On attend peut-être notre arrivée, à Stormwind.

- Oui, c'est peut-être un homme de Gafgarion.

- C'est une femme, en vérité. Mais elle n'a pas le tabard de la guilde. C'est très suspect. Personne ne devrait être au courant de notre venue.

- Tu penses que nous devons la contourner ? »

Puisqu'ils s'étaient arrêtés de marcher, un grand homme barbu vint s'enquérir de la situation.

« Quelque chose ne va pas ? leur lança-t-il d'une voix rauque.

- Nous devrons peut-être changer notre trajet. lui répondit Foster.

- Nous avons un peu d'avance. Suggéra Jezebeth. Profitons-en pour ne pas prendre de risque.

- C'est sans doute plus sage. » admit le guerrier barbu.

On ordonna une petite modification de l'itinéraire. Si une sentinelle de Stormwind venait à repérer leur déplacement, elle pouvait compromettre le plan. Sa présence signifiait déjà que quelqu'un était averti que le détachement emprunterait cet itinéraire. La route étant terriblement risquée, ce ne pouvait être une coïncidence. Aucun convoi d'une autre nature ne passerait par là. Contourner par l'est était impossible, car cela obligerait à s'approcher trop près des villages. Pour que le risque soit minimal, il fallait aller par l'ouest. Une fois à Stormwind, ils feraient comme prévu : tueraient les gardes par surprise, s'infiltreraient dans l'enceinte et protègeraient les arrières de Gafgarion et des assassins. Mais pour parvenir à entrer dans la ville sans trop de pertes, ils auraient besoin de l'aide de Falleston et de ses suivants.

« Des nouvelles de Falleston, Foster ? dit Jezebeth, à voix haute.

- Aucune. répondit l'intéressé.

- J'espère qu'il va se pointer. Si cette ordure nous fait faux-bond...

- Calme-toi. Si c'est le cas, nous risquons de tous mourir dans la bataille. Il ne va pas laisser tomber la guilde, de toute façon.

- Si ça devait être le cas, je veux survivre rien que pour aller lui faire sa fête. s'emporta la guerrière, grimaçant comme s'il lui démangeait de tuer quelque chose.

- Pourquoi tant de méfiance, tout à coup ? Tu penses qu'à cause de son différend avec le chef, Aven pourrait laisser tomber Béatitude ?

- Il en est tout à fait capable. lâcha Jezebeth, avant de cracher au sol pour marquer son mépris.

- C'est vrai qu'il nous faut envisager de devoir faire sans... »

Le groupe suivait un rythme soutenu. D'un point de vue logistique, Jezebeth s'était montrée d'une grande compétence, disposant avec intelligence des montures, matériels et bêtes de trait. Mine de rien, déplacer vingt-six aventuriers durant trois jours, c'était se trimballer avec une centaine de pièces d'armure, une cinquantaine d'armes, une vingtaine d'animaux et la quantité de nourriture ad hoc. Ca se gère, tout ça. Pour le dernier jour, ils avaient laissé tout le matériel superflu dans un refuge. Seul l'équipement de combat était maintenant d'utilité.

Après quelques heures de marche, Foster vint retrouver Jezebeth.

« Sorsha vient de m'apporter une mauvaise nouvelle. fit-il, visiblement nerveux. Euh... La sentinelle a été repérée à l'est de notre position, presque à portée d'arc.

- Elle nous suit ? Qu'on l'élimine !

- C'est-à-dire que... bredouilla-t-il, l'air embêté.

- Je n'aime pas du tout quand tu prends cette tête.

- Figure-toi que je ne fais pas exprès. Sorsha a essayé, mais elle s'est volatilisée. Aussi improbable que cela puisse paraître, on a même perdu sa trace.

- Improbable ? Sorsha est incompétente, apparemment.

- Je lui laisse le bénéfice du doute. Il semblerait que nous ne soyons pas filés par n'importe qui.

- C'est embêtant. Notre contour n'a servi à rien. Envoie deux autres éclaireurs. Tu pars avec Sorsha pour débusquer notre petite sangsue.
- A tes ordres. »

Elle le regarda disparaître dans les bois. La situation était plutôt inquiétante. Et puis quelque chose clochait. Pourquoi la sentinelle les avait-elle suivis ? Si elle avait voulu entrer contact, elle aurait pu. C'est donc qu'elle était hostile. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas courir à la capitale prévenir tout le monde ? Le roi était-il déjà au courant de l'attentat qui allait se produire ? Peu probable : personne n'aurait trahi Gafgarion. A part Falleston. Mais ça n'aurait pas été dans son intérêt de se compromettre dans cette affaire, s'il était hostile à Béatitude. Cette larve espérait sans doute jouer les opportunistes et se rallier au vainqueur. Les choses s'éclaircissaient à mesure que Jezebeth réfléchissait. Aven Falleston ne viendrait pas. Il avait tant à gagner à rester neutre. En tant que meneuse, elle se devait d'en toucher mot à ses compagnons, pour ne pas risquer la mutinerie.

« Ecoutez tous ! hurla-t-elle. Nous avons fait un long chemin pour en arriver là où nous sommes. Pour que tous ces efforts soient récompensés, nous devons nous surpasser ! »

Les autres la regardèrent un peu perplexes, puis, croyant qu'elle cherchait à leur mettre du coeur au ventre, lancèrent quelques acclamations.

« Cependant, poursuivit Jezebeth, j'ai toutes les raisons de croire que nous devrons nous suffire à nous-mêmes. Je m'explique : Falleston ne nous rejoindra probablement pas. »

L'euphorie laissa place à l'inquiétude parmi ses compagnons de voyage. Des éclats de voix montèrent, protestations, jurons et questions se firent entendre.

« Calmez-vous. reprit-elle, avec autorité. Ne soyez pas déstabilisés. Ces lâches auraient de toute façon terni notre futur exploit. Ce sera la victoire de la véritable Félicité ! »

Les hommes et les femmes qui composaient sa petite troupe semblaient regonflés à bloc. Une détermination plus dure que l'acier pouvait se lire dans leurs yeux. On pouvait toujours entendre les plus sceptiques déblatérer sur leurs chances de réussite. Jezebeth songea un instant à en exécuter un, pour l'exemple et pour se détendre. Elle se retint toutefois, craignant les tensions que cela pourrait créer. Mais elle se promit que le premier idiot qu'elle verrait douter connaîtrait le tranchant de sa lame. Délectable perspective.

« Jezebeth ! » C'était la voix de Foster.

« Si tu es là, c'est que tu m'apportes la tête de la sentinelle ? répondit l'interpellée, tournant à peine la tête.

- J'aurais bien aimé. Malheureusement, c'est la mort de l'un des nôtres que je viens t'annoncer. J'ai trouvé le corps de Dhul, à quelques centaines de pas au nord. Quand je suis arrivé, il était déjà trop tard pour lui.

- Où est Sorsha ?

- Sur place.

- Dans ce cas, allons-y. »

Jezebeth fit signe au groupe de la suivre. Les pas de Foster les menèrent à une petite clairière. Leur guide s'arrêta net, semblant chercher quelque chose du regard.

« Qu'y a-t-il ? s'enquit Jezebeth.

- Sorsha ! » cria soudain Foster.

Aucune réponse.

« Ne me dis pas qu'elle a disparu ! s'énerva la femme à la chevelure châtain.

- Je ne comprends pas ! Son corps était pourtant là il y a une minute à peine. »

Le visage de Jezebeth avait viré au cramoisi.

« Une seconde ! supplia l'homme, en sondant le sol. Là ! Des traces de sang ! Nous n'avons qu'à les suivre ! »

Foster fonça à travers les fourrés, bien déterminé à retrouver le corps de Dhul. Oubliant toute prudence, le groupe se lança à sa suite. Les vingt-cinq aventuriers déboulèrent dans une nouvelle clairière. Au milieu de celle-ci avaient été abandonnés les cadavres de Dhul et de Sorsha, leurs cous percés d'une flèche noire.

« Celui qui a fait ça va le payer très cher ! mugit Jezebeth.

- Sois certaine que non. » C'était une voix féminine sortie des nulle part qui avait prononcé ces mots. Mais la meneuse de la troupe de Gafgarion n'en fut pas déstabilisée pour autant.

« Montre-toi si tu l'oses ! lança-t-elle. S'il est une chose que je hais, c'est la lâcheté chez mes ennemis. »

Des feuilles s'écartèrent à quelques pas devant eux, et apparut sur une branche une jeune femme au teint pâle et au sourire malicieux, arc dans le dos et lame à la main.

« Me voilà. répondit Zenithi, calmement. Et j'amène l'enfer avec moi. »

Aussitôt disparut-elle dans la végétation, privant de sa cible la pluie de projectiles divers qui allait s'abattre sur elle. En guise de réponse, des salves de boules de feu traversèrent la clairière en direction du groupe mené par Jezebeth. Ceux qui en sortirent indemnes durent faire face à la charge furieuse de plusieurs dizaines de combattants. Ceux-ci portaient l'uniforme de la nouvelle cité de Theramore. Rien de plus insolite. La guerrière se défit consécutivement de plusieurs adversaires, tout en esquivant les projectiles qui lui étaient destinés. Son épée bâtarde dessinait un cercle mortel, fauchant les imprudents qui en voulaient à sa vie. Foster se battait à côté d'elle, dans son style caractéristique, composé de feintes vivaces et de fentes fougueuses. Sa rapière s'enfonçait sans mal à travers l'armure des assaillants.

Un bref coup d'oeil autour d'elle apprit à Jezebeth qu'elle n'était plus à la tête que d'une douzaine de combattants. La tournure des événements avait une saveur de débandade. Son désespoir se mua en fureur. Elle se lança dans un assaut forcené, massacrant tous ceux qui se dressaient sur son passage, amis ou ennemis. Une vive et soudaine douleur la lança à l'épaule. Elle retira la flèche à main nue et l'enfonça dans l'oeil du malheureux qui lui faisait face. Dans un éclair de lucidité, elle comprit qu'elle ne pourrait plus continuer longtemps sur un tel rythme. Leurs ennemis semblaient être en nombre inépuisable. Son instinct de survie lui souffla l'idée de la fuite. Achevant son adversaire, elle sauta de côté et virevolta hors de portée des coups et des projectiles. Une fois dans la végétation, elle courut vers le sud, espérant ne pas être rattrapée.

Emportée par sa course, elle trébucha. Une flèche noire se planta dans la même fraction de seconde à l'endroit où elle aurait posé le pied sinon. Jezebeth s'arrêta, tournant autour d'elle-même pour repérer le tireur.

« Je suis là. » fit une voix féminine.

La guerrière se retourna et vit son adversaire sortir de son couvert.

« La sentinelle de la clairière ! s'exclama-t-elle.

- C'est exact. répondit l'autre, le visage fendu d'un sourire insolent.

- Qui es-tu, sale peste ?

- Mon nom est Zenithi.

- Eh bien, Zenithi, sache que Jezebeth pourra au moins se venger de toi !

- Tu es plutôt en mauvaise posture, tu ne trouves pas ? fit la demi-elfe, désignant le sang qui coulait le long du bras droit de la guerrière.

- Je parie que c'est à toi que je le dois. Et c'est également toi qui as eu Dhul et Sorsha. »

Zenithi se contenta d'élargir son sourire. Elle jeta son arc et son carquois au sol, puis attrapa une dague à sa ceinture.

« Un corps à corps. C'est ça que tu veux, non ? lança-t-elle avec défiance.

- Bonne idée. Je vais pouvoir te faire ravaler ton sourire, catin. »

Jezebeth ne pouvait espérer mieux. En brandissant une dernière fois son épée, elle laverait l'affront qui lui avait été fait et enterrerait son échec cuisant. Elle poussa un hurlement terrible qui sembla déstabiliser son adversaire, puis se rua sur elle. Cette dernière esquiva lestement, et Jezebeth para facilement la contre-attaque. Zentihi se replaça à une dizaine de mètres et attendit en position défensive. La guerrière la chargea à nouveau, avec toute la force dont elle était encore capable. Alors que le tranchant de sa lame plongeait vers son ennemie, le sol se déroba sous son pied droit.

« Saaaaaaaaaaal... »

Son hurlement fut étouffé par le pal qui surgit hors du sol, transperçant son corps depuis le bas de son dos jusqu'à sa poitrine. Un filet de sang coulait au coin de ses lèvres.

« Tu... tu... tu m'as bien eue, chienne. »

Ce furent ses dernières paroles.

Dans la clairière, la bataille était terminée. Dernier survivant de l'escarmouche, Foster jeta son arme et fut plaqué au sol par les soldats à l'uniforme de Theramore. Lorsqu'il leva les yeux, il crut reconnaître la personne qui se tenait devant lui. Accompagnée d'un puissant elfe à la broussailleuse barbe verte, se dressait la majestueuse Jaina Proodmore, appuyée sur un long bâton finement ouvragé.

« Je vais rrejoindrre les blessés. » fit son compagnon elfique.

Elle acquiesça et se pencha vers Foster.

« Vous alliez à Stormwind, n'est-ce pas ? »

L'humain avait à peine la force de répondre. Se sachant perdu, il n'avait en revanche aucune envie de résister. Il leur dirait tout ce qu'ils voulaient savoir. Tout.

« C'était le plan ? poursuivit Jaina. Béatitude, c'est cela ? »

Foster opina docilement du chef.

« Gafgarion n'est pas avec vous ? »

Il secoua la tête.

« Combien sont-ils, à Stormwind ?

- Une quinzaine, je crois.

- Quand attaquerons-t-ils ?

- Dans trois ou quatre heures, environ.

- Parfait, ça me laisse le temps. »

Jaina se détourna du captif. Elle jeta un oeil à Guzman. Il était occupé avec les blessés. Elle donna rapidement des ordres à ses soldats. Elle irait seule à Stormwind. Après tout, elle ne pouvait pas laisser Vigilance gérer seule la situation. Il fallait se méfier des ambitions de cette femme. Comment savoir ce qu'elle manigançait ? Vérifiant que personne ne l'observait, Jaina s'éclipsa et partit en direction de la capitale.

Au dessus de sa tête, camouflée dans les feuillages, une ombre l'observait.

« Mais qu'a-t-elle en tête ? » murmura Zenithi, pour elle-même.

Elle descendit de son perchoir et prit la magicienne en filature.
Je ne pouvais dire si notre escapade s'était soldée en un échec ou une brillante réussite. Notre objectif principal n'était certes pas rempli, si on le prenait au pied de la lettre. Quand j'essayai de contacter le chef, je ne pus que percevoir l'état de grande préoccupation dans lequel elle se trouvait. La télépathie n'ayant jamais été mon fort, je me résignai à devoir patienter quelques jours de rude marche à pied avant d'avoir des nouvelles consistantes du front. Mes compagnons et moi étions en ce moment comme trois ermites perdus sur une route de campagne, si fréquentée que la dernière fois que nous crûmes apercevoir quelqu'un, nous nous demandâmes s'il ne s'agissait pas de l'un des nôtres, parti à notre recherche.

J'avais eu le temps de remettre Ghorus sur pied à coup de sorts curatifs, mais il se plaignait toujours d'avoir des ampoules, contre lesquelles je ne disposais d'aucun remède surnaturel. En baroudeur expérimenté, Guldin ne souffrait aucunement de ce genre de désagréments, et pouvait marcher imperturbablement sans boire, manger, ni faire de pauses durant plus de douze heures.

Le soir, alors que nous avons innocemment installés un petit feu de camp pour nous réchauffer, nous eûmes droit à un petit imprévu qui pimenta un tantinet notre morose journée de voyage. Des brigands, qui, au passage devaient nous suivre depuis un petit bout de temps, nous aperçurent et crurent profitable de nous délester de quelque surplus dans nos effets personnels. Ce fut Guldin qui fut le plus sévèrement mis à contribution, aussi pesta-t-il contre le sort, avant de se rendre compte que les sournois individus avaient laissé une piste évidente.

Les pauvres étaient inconscients du danger auquel ils s'étaient exposés. Après trois jours de marche ininterrompus et monotones, nous rêvions de nous faire les dents sur les premiers idiots qui nous en donneraient l'occasion. Nous les retrouvâmes à moins d'une lieue. Ils s'étaient arrêtés pour se reposer et évaluer leur butin. J'intimai à Ghorus d'éviter de les tuer, et de simplement récupérer nos biens. Il ne me promit rien. Les bandits s'en sortirent dans l'ensemble plutôt bien car la moitié d'entre eux réussirent à s'enfuir avant d'être sérieusement blessés, abandonnant sur place toutes leurs possessions. Nous nous servîmes copieusement dans leurs provisions de route et repartîmes bivouaquer dans les environs.

Ghorus me réveilla en catastrophe en plein milieu de la nuit. Guldin était déjà debout, aux aguets, comme s'ils attendaient la venue d'une bête féroce.

« J'ignore comment, murmura l'orc, mais on nous a retrouvé. »

Je toussai un peu violemment, puis me mis sur patte. J'avais la tête lourde. Je me tournai vers celui qui m'avait tiré d'un sommeil réparateur.

« Tu n'étais pas supposé avoir effacé les pistes ? demandai-je au nain, avant de me racler la gorge.

- Je peux effacer les traces physiques dans une certaine mesure, mais ils ont très bien pu nous suivre par des méthodes surnaturelles.

- Je vois. acquiesçai-je. Mais je les trouve bien imprudents de lancer un groupe à notre poursuite. On pourrait leur tendre un piège.

- L'homme en armure d'or est à leur tête. intervint Ghorus d'une voix tranchante.

- Et combien sont-ils, à votre avis ?

- Au moins huit en tout. Peut-être plus. »

Guldin approuvait cette évaluation. Il était temps pour moi de réagir. Attaquer de front était bien entendu par trop risqué. De plus, nous n'avions rien à gagner dans l'affrontement. Et il y avait cet Angelo. A lui seul, il pouvait tenir tête à Ghorus. Non, nous ne devions décidément pas tenter de les combattre sans prendre d'énormes précautions au préalable.

« Nous ont-ils vus ? lançai-je.

- Nous devons supposer que oui. répondit le nain, sans hésiter. S'ils ont réussi à nous filer jusqu'ici.

- Ils viennent vers notre position. renchérit l'orc.

- Comment peux-tu en être sûr ? l'interrogeai-je naïvement.

- Je sens les esprits qui suivent cet homme. C'est le lot de ceux qui ont commis le meurtre. »

Je ne comprenais pas exactement ce qu'il voulait dire, mais d'après ce que je savais, je pouvais aisément l'admettre. J'interrompis brutalement ma réflexion quand je me souvins de la gravité de la situation. Mes pouvoirs de vision à distance me permirent de repérer un groupe de sept hommes armés, menés par l'Angelo que nous avions rencontré à la mine. Plus loin, deux éclaireurs s'approchaient dangereusement de notre position. Je remerciais d'une pensée les forces de la nature, puis, avec l'assentiment de mes compagnons, je fis s'abattre la foudre au milieu du groupe le plus important, afin de le disperser.

Ce faisant, je laissais à Ghorus le temps d'aller cueillir la tête des deux poursuivants les plus proches, sans qu'ils ne puissent même pousser un cri. Les seconds couteaux n'étaient décidément pas de taille à venir nous chercher des noises. J'avais blessé deux des guerriers du groupe principal, dont un grièvement. Leur chef était indemne et invectivait ses hommes afin qu'ils se remettent le plus rapidement possible sur pied. Je remettais le couvert avec une nouvelle décharge céleste à leur attention. Cette fois-ci, l'éclair s'évanouit au-dessus de leurs têtes, sans en toucher un seul. L'anti-magie devait sans doute être le fait de l'homme en armure d'or.

Guldin, qui s'était placé en hauteur, me fit signe qu'il avait une vue directe des événements. Il nous indiqua précisément leur position actuelle.

« La seule solution est de les obliger à renoncer à la poursuite. affirma Ghorus.

- Pas facile. répondis-je, sarcastique. Ils nous ont couru après pendant si longtemps.

- Je me charge de l'homme de tête. » L'orc avait pris un air menaçant. J'avais l'impression que c'était plus que sa fierté de guerrier qui l'entraînait vers ce duel. Encore les esprits. Encore cette impression de bouillonnement sous mes pieds. Encore cette magie dont je ne savais rien. Leur courant était calme, sûr, lent, mais inendiguable. L'enchevêtrement d'énergie spirituelle qui affluait vers le guerrier croissait en intensité, me faisant temporairement perdre le sens des proportions. Puis le vide se fit, aussi lentement qu'il avait cédé sa place.

« Ghorus. murmurai-je. Prudence. »

Il ne me jeta pas le moindre regard avant de s'éloigner en direction de nos adversaires. Je jetai un oeil au nain, qui chargeait son fusil d'une poudre luisante. Il sourit et alla se mettre à couvert, suffisamment en hauteur pour être sûr de ne rien manquer. Je cavalai derrière l'orc à la hache. Son pas était étonnamment lent et lourd. Comme s'il appréciait à chaque instant la gravité et le drame de la situation. Un premier coup de feu retentit. Il avait manqué sa cible, mais cette dernière révéla sa position. Je la pulvérisais d'un horion d'une intensité à laquelle je ne m'étais pas attendu.

Ghorus avait disparu de mon champ de vision. Il devait déjà avoir trouvé sa cible. Je concentrais donc mes efforts sur les hommes de main. Le suivant arriva dans mon dos et me causa un peu plus de souci. Je parai son premier assaut, puis, à l'aide de la masse d'arme que j'avais récupérée sur une victime précédente, je lui offris une déculottée dont il se serait longtemps souvenu s'il y avait survécu. J'avançais de quelques mètres à découvert, restant dans un périmètre raisonnable de Guldin. J'entendis une voix. Exalté par la situation, je la suivis sans réfléchir. Je tombais alors nez à nez avec Angelo et deux de ses hommes, dont l'un avait été légèrement brûlé, sans doute par la foudre ou une quelconque autre intempérie. Celui-là semblait particulièrement m'en vouloir. Plus vif que moi, il bondit dans ma direction, lame au clair. Son coup de taille me frôla, et sa mâchoire vint agressivement heurter ma masse, avant de voler à quelques pas dans mon dos.

Un peu d'action ne faisant jamais de mal, je passai à la vitesse supérieure. Parant le coup circulaire que me destinait l'homme en armure dorée, je fis rôtir le dernier larbin qui restait dans nos pattes. Mon ultime adversaire ne semblait ni troublé de ces récentes pertes, ni intimidé par ma performance. Si Ghorus ne l'avait pas encore trouvé, tant mieux, j'allais me charger moi-même de lui faire mordre la poussière, à tant faire que de me salir les mains. Le seul petit souci fut que mon arme vola en éclat au coup suivant. Je déchargeai une bonne partie de mon énergie magique en un horion plus puissant que les précédents. Angelo fut violemment projeté en arrière et fut arrêté dans son vol plané par le tronc d'un arbre robuste. Sans pour autant que cela me surprît, il se releva un peu trop vite, et me rendit un peu trop précisément la rudesse de mon attaque. N'étant plus armé, je reculai pour éviter son tranchant.

Notre duel si bien entamé fut interrompu par Ghorus, le visage traduisant une humeur propice au massacre, et l'armure couverte des humeurs de ceux qu'il avait massacrés.

« Celui-là est pour moi. rugit-il.

- Vous ne serez pas trop de deux. ricana notre adversaire.

- Il a raison, Ghorus. lâchai-je entre deux halètements.

- C'est contraire à l'honneur. »

Alors qu'il finissait sa phrase, il fonça sur Angelo, qui contint son assaut. De mon côté, je fis apparaître un totem invoquant les esprits de la nature pour nous protéger. Mais cela ne serait pas suffisant. Je consacrais presque tout le reste de ma puissance spirituelle en un nouvel horion, afin de frapper l'humain sur son flanc. Je ne sais comment, mais il dévia mon énergie magique par sa simple volonté et, faisant un croc-en-jambe à son adversaire direct, put m'atteindre de sa lame et me lacérer la poitrine d'un coup si vif que j'aurais été bien incapable de l'esquiver. Sur le coup, je dus ma survie à la protection accordée par mon totem. Ghorus revint dans l'affrontement suffisamment vite pour empêcher Angelo de m'achever. Dans mon état, je n'étais plus qu'un boulet. Je décidais de m'éloigner un peu, espérant recouvrir assez d'énergie pour me soigner. J'espérais juste que mon compagnon ne se fasse pas tuer.

Guldin, qui avait pu constater que nos poursuivants avaient tous été abattus, me rejoignis à -grandes- enjambées sitôt qu'il remarqua mon état. Il tourna ensuite la tête vers le duel qui venait de commencer entre l'orc et l'humain. Contrairement à la dernière fois, Angelo semblait en difficulté. Je perçus que quelque chose n'était pas normal. La mine du nain me confirma cette impression. Ghorus semblait clignoter, apparaissant et disparaissant au gré de ses attaques, évitant toujours les coups adverses. Je fis aussitôt le lien avec l'énergie spirituelle dont il était empreint. Par rapport à la mine, la tendance était totalement inversée. L'homme en armure dorée était même blessé à l'épaule gauche.
« Quelle sorte de magie utilises-tu, guerrier ? rugit ce dernier, exaspéré.

- La force des esprits. L'énergie du meurtre. répondit son adversaire, du tac au tac.

- Tu te payes ma tête ?

- Littéralement. »

Ghorus arma un coup circulaire à la hauteur du cou de son vis-à-vis. Ce dernier leva sa lourde épée pour le parer, avec une habileté et une précision impressionnantes. Mais ce n'était pas suffisant. L'orc et son arme basculèrent hors phase juste un instant avant le choc. La hache réapparut derrière la garde de l'humain. Sous la force du coup, même un tauren eut été décapité. Pourtant, l'orc frappa à son tour dans le vide. Déséquilibré, il chaloupa vers l'avant, vulnérable au tranchant de l'épée bâtarde.

« Ha ! Peu importe ! triomphait l'homme. Magie ou non, tes petits tours de passe-passe sont réduits à néant face à mon talent.

- Si je ne m'abuse, articula lentement Ghorus, tu utilises quelques tours également.

- C'est ça, mon talent. poursuivit son adversaire, élargissant son sourire. Je peux annuler et renvoyer toute forme de magie, pour peu que je sois capable de l'anticiper.

- Alors tu as réussi à me suivre dans le monde des esprits grâce à cet artifice. Tu es réellement un adversaire très dangereux.

- A moins que tu n'aies d'autres atouts dans ta manche, tu es déjà mort, l'orc. »

Les duellistes échangèrent quelques passes supplémentaires. Ghorus fit un bond en arrière. Il lança son arme gigantesque sur l'humain, qui l'esquiva de justesse. Il joignit ensuite ses mains. J'assistais alors à un phénomène encore plus surprenant que la réunion des âmes. Le courant spirituel qui se forma entre l'orc et sa hache tournoya et traversa Angelo sans qu'il puisse l'éviter. Ce dernier paya cher son arrogance en subissant une profonde blessure à l'abdomen. Dans le même temps, le lien énergétique s'évanouit. L'orc se précipita sur son arme et envoya un revers du manche dans les côtes de son adversaire, qui n'avait pas eu le temps de se remettre du choc précédent. Mais celui-ci trouva encore la force de contre-attaquer en entaillant le bras droit de son assaillant. D'un formidable coup de pied, il l'envoya à terre. Courbé, empêchant ses entrailles de se répandre avec sa main gauche, il tendit sa lame en direction de Ghorus, à bout de souffle.

« Je crois, parvint-il à formuler entre deux pleines expirations, que nous allons en rester là. Je t'épargnerai donc. Pour l'instant.

- Lâche. » grogna l'orc, brûlant ses dernières forces.

Guldin tenta d'intervenir, mais Angelo tira une dague qu'il projeta dans son épaule droite. Il se traîna hors d'atteinte, puis hors de vue. Je me sentais la capacité de soigner les blessures du guerrier, mais pour les miennes et celles du nain, il faudrait attendre. Il était hors de question de se lancer à la poursuite de l'homme en armure d'or. Il avait eut la sagesse de faire en sorte que nous soyons dans un état suffisamment piteux pour que nous n'ayons pas ce genre d'envies. En tout cas, il nous avait fait subir une défaite cuisante. Vigilance ne serait pas contente de l'apprendre.
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